Martin1

avatar 02/12/2019 @ 14:37:00
En réponse à une question de SJB, je vous parle ici du culte dit (improprement) impérial, qui a existé sous l'Empire Romain :

- le "culte impérial" comme on l'appelle, n'implique pas de déification (comme chez les pharaons, par exemple). De leur vivant, ils ne sont pas des dieux. Auguste, pourtant fondateur de ce culte impérial, a même fait une loi qui interdit le culte de sa personne en Italie. Dans les autres provinces, notamment Asie et Egypte, des cultes spontanés de sa personne sont apparus, parce que les gens y étaient habitués avec les monarques précédents.
- c'est une apothéose. Autrement dit, le culte commence lorsque le Sénat (qui détient l'auctoritas) pour le faire, divinise l'empereur après l'incinération du corps. Il peut alors exiger la construction d'un temple en son honneur, et un flamine pour célébrer le culte dans ce temple. L'empereur ne prend pas place parmi les dieux, mais les demi-dieux (comme Hercule, êtres mi-humains mi-divins).
- tous les empereurs ne recevaient pas cette apothéose. Ceux ayant laissé une mauvaise réputation chez les Sénateurs se sont retrouvés privés d'apothéose après leur mort : ni Caligula, ni Néron, ni Domitien ne sont divins et donc n'ont aucun temple à leur nom à Rome. Pourtant, toute leur vie ils ont revendiqué leur nature en partie divine.
- Les empereurs ne se font pas appeler "fils de Dieu", mais 'fils du divinisé" (divi filius), si leur père adoptif l'a été avant eux, ce qui est le cas la plupart du temps, car les empereurs adoptent toujours leur successeur. Donc l'expression n'a rien à voir avec l'expression "fils de Dieu" tel que l'emploie les chrétiens. A contrario, certains divinisés ne sont pas empereurs mais membres de la famille impériale (des femmes, souvent).

Pourquoi ?
- Pour affirmer leur filiation divine, avec Vénus. César est de la famille des Iulii, donc descendant de Iule, le fils d'Enée, lui-même fils de Vénus. Cette filiation divine est matraquée par tous les empereurs.
- De plus, chez les Romains être favori des dieux = recevoir la victoire en champ de bataille. Or les succès militaires des Romains sont parmi les plus extraordinaires de leur temps et aux yeux des contemporains, cela est clairement un signe sans équivoque de la nature divine des empereurs.
- Pour l'empereur, le culte permet d'unifier religieusement un Empire où les cultes, par définition dans le polythéisme, sont très divers et s'éparpillent de ville en ville sans jamais s'exclure les uns les autres. C'est très important pour la solidité de l'Empire et l'arrivée du christianisme va bouleverser cet équilibre social.

On pourrait croire que les empereurs savaient très bien qu'ils n'avaient rien de divin, et qu'ils agissaient en hypocrites. Mais c'est tout le contraire. Il faut se replacer dans le contexte de la religion romaine : même avant les empereurs, la vie politique et religieuse étaient étroitement mêlés. Aucune décision publique ne se faisait sans prise d'auspices (divination par les oiseaux), aucune fête ne se faisait sans rite sacrificiel, aucune bataille n'était engagée sans vérification des présages favorables. De plus, si les empereurs sont divinisés, a contrario, les dieux romains sont très anthropomorphes, on peut établir des contrats avec eux (les voeux), ils ont des droits de propriété (les temples consacrés notamment), et s'expriment sans cesse par des auspices, des présages, voire des prodiges ou des oracles, rapportés au Sénat tous les mois. On entend parler d'eux tout le temps ! Les empereurs ne sont pas hypocrites, mais ils perçoivent l'intérêt politique de ce culte impérial et tentent d'en tirer un profit maximal. Les soldats refusent de se battre s'ils n'ont pas l'assurance que les dieux leur sont favorables : le caractère divin de l'empereur, et même parfois du couple impérial (pour Sévère Alexandre et l'impératrice Iulia Mamaea), est une garantie de ce succès. Commencer une bataille en présence de présages défavorables est impensable, et purement suicidaire!

La question de savoir si les empereurs croyaient réellement à leur nature divine a quelque chose de trompeur : celui qui veut y répondre devrait séparer le calcul politique d'un côté et la conviction intime, de l'autre. Cela nous fait oublier que la religion romaine se moque de cette distinction car elle n'est pas une religion intérieure. Elle est civique, et donc éminemment politique, dès le départ.
Les manifestations trop intérieures, trop spirituelles de la religion romaine, d'ailleurs, pouvaient être traitées de "superstitio". Les cultes à mystères, en ce sens, sont typique de la religion grecque et sont loin de faire l'enthousiasme des prêtres conservateurs romains. La sorcellerie, lien trop étroit avec la divinité, mais aussi les juifs et les chrétiens aussi se verront accuser de spiritualiser quelque chose qui n'a pas vocation à l'être.
Les convictions intimes, au fond, sont les mêmes chez tous les Romains : les dieux existent et il faut s'acquitter de leurs devoirs, c'est tout. César passe sa vie à respecter les dieux, surtout les dieux barbares, qu'il ne connaît pas et qu'il ne veut pas froisser : il restaure leurs temples!

Cicéron disait que les devins n'étaient que charlatans, et s'en moquait avec acidité parfois. On pourrait croire qu'il était un sceptique de tendance athée, mais là encore ce serait en fait une mauvaise interprétation. C'est qu'il parlait de certaines catégories d'haruspices qui lui semblaient ne pas avoir leur place à Rome, et des fièvres populaires excessives en cas d'observation de prodiges. Il préfère les pontifes, les augures, les quindécemvirs, qui pourtant eux aussi pratiquent quotidiennement des formes de divination. Lui même pratique un rite proche de la divinisation (héroïsation) à la mort de sa fille Tullia.

Pour les empereurs, cette proximité avec le divin a pu tantôt être considérée avec un brin de mégalomanie (Caligula, Néron, Domitien) tantôt avec la modestie du princeps vertueux (Auguste, Trajan), mais toujours, toujours l'empereur la considère comme une partie intégrante de la légitimité de son pouvoir : sa sincérité n'est pas en cause, mais savoir si ses méthodes de domination politique sont conformes à sa nature divine, voilà qui peut être mis en cause et discuté à son époque.
Le culte impérial est un des traits de génie du Principat Augustéen, une des conditions de sa longévité, et sa suppression, qui est le fait du christianisme, n'est pas pour rien dans la chute de l'Empire.

Débézed

avatar 02/12/2019 @ 19:39:58
C'est une question qui préoccupait déjà les Chinois à l'époque des Zhou -XII° à moins VII°. Seul les empereurs avaient le droit et le pouvoir de pratiquer les rites religieux.

Saint Jean-Baptiste 03/12/2019 @ 18:26:28
Vraiment très intéressant, merci Martin, merci Dbz.

Martin1

avatar 03/12/2019 @ 22:32:05
Je m'excuse pour les nombreuses coquilles, j'ai écrit très vite et sans relecture ;-(

Thaut 03/12/2019 @ 23:56:01
Le culte impérial est un des traits de génie du Principat Augustéen, une des conditions de sa longévité, et sa suppression, qui est le fait du christianisme, n'est pas pour rien dans la chute de l'Empire.


On aimerait une explication là-dessus. Les clichés gibboniens ont la vie dure.

Martin1

avatar 04/12/2019 @ 14:03:20
On aimerait une explication là-dessus. Les clichés gibboniens ont la vie dure.


Alors je te préviens, je m'aventure dans un sujet que je connais moins bien car je m'intéresse actuellement à la période antérieure aux Sévères. Mais bon, advienne que pourra, que j'affinerai sûrement dans mes lectures futures :
La démarche de Gibbon, comme celle de Montesquieu, visait de manière générale à noircir le Moyen-Âge et exalter les Lumières de l'Antiquité en contraste. Forcément, la christianisation de l'Empire était regardée comme un événement funeste qui aurait précipité la perte de l'Empire, un peu comme un appauvrissement culturel entraîne la désagrégation du tissu social, ou quelque chose comme ça.

Ce n'est pas ma démarche évidemment (ce qui me connaissent n'en seront pas surpris !) ni celle des auteurs que j'ai lus. Mon commentaire en fin de post n'allait pas si loin : je ne dis certainement pas que le christianisme a entraîné la chute de l'Empire.

Qu'on se le dise : Le christianisme a sapé les bases idéologiques du culte impérial. Il les a sapé de manière parfois très spectaculaire (390, Théodose est excommunié par Ambroise de Milan ; au terme de ce bras-de-fer, l'empereur finit par s'incliner devant l'évêque pour recevoir les cendres de pénitence et sa réintégration dans l'Eglise).
De plus la philosophie politique du christianisme n'a strictement rien à voir avec la philosophie du Principat. Il légitime volontiers le pouvoir ("rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu"), y compris son emploi de la violence. Néanmoins il lui confisque les missions spirituelles ayant en vue la charge des âmes, ce qui met parfois l'empereur en porte-à-faux vis-à-vis des évêques qui deviennent des personnages d'autorité dans les cités romaines, mais qui ne sont pourtant pas soumis à ses ordres, ce qui est tout à fait inédit (c’est la séparation du temporel et du spirituel, pourrait-on dire ; moi je dirais presque… que c’est l’apparition du spirituel, tout court !)
Ce faisant le christianisme s'en prend à un facteur de cohésion sociale, sans doute le plus important de l'Empire : la relation personnelle que tout citoyen entretient avec l'empereur, qui passe par les voeux (pour le bonheur de l'empereur et sa famille, pour la prospérité de l'Empire), et par le sacrifice donné à cette occasion. Par ce sacrifice tout citoyen pensait participer directement, par "pietas" (fidélité aux devoirs envers les autorités et envers les dieux), aux succès militaires, économiques, etc, de l'Empire.
Non seulement les chrétiens délégitimisent les cultes impériaux, mais encore marginalisent, transforment voire détruisent les temples, et privent de multiples magistrats, sénateurs, prêtres et sodalités des fonctions sacerdotales que personne ne leur contestait jusqu'ici. Aux yeux de nombreux Romains, comme Symmaque, on interdit à l'Empire d'honorer ses dieux qui lui ont pourtant garanti la victoire continuellement depuis Camille jusqu’aux Sévères !

Ce genre de mutation culturelle, et les conflits qu'elle engendre, n'auraient jamais pu exister à l'époque du Principat. Ni Caligula, ni Néron ne s'apprêtaient à renverser l'idéologie religieuse que leur avait légué Auguste ; ils pensaient au contraire, par leurs frasques, la défendre contre un Sénat qui s'appliqua à damner leur mémoire. Septime Sévère et Caracalla, avec leur vénération pour Sarapis et Isis, ne font que remuer des cultes égyptiens qui ne remettent en cause ni le polythéisme ni le culte de l'empereur. Finalement, le seul empereur qu'on pourrait accuser d'avoir voulu "transformer" l'idéologie impériale en matière de religion, avant Constantin, c'est Héliogabale, mais il a régné peu de temps et c'était presque une initiative individuelle, vouée à l'échec.
L'Eglise est très consciente de cet enjeu et va remplacer l'ordre existant par un nouveau, évidemment ; et le IVe siècle de l'Empire, à bien des égards, témoigne d'une capacité de rénovation étonnante des institutions.
Mais ce que je voulais dire, c'est que ce facteur de déstabilisation psychologique ne peut pas être pris à la légère. L'Eglise n'a pas tué l'Empire Romain, certainement pas ; mais elle l'a si radicalement transformé qu’elle ne pouvait que subir les foudres d'une partie des élites précédentes, ce que l'on imagine tout à fait. Elle a logiquement divisé la société romaine (épisode de Julien l'Apostat), et que cela rend l'Empire vulnérable devant la violence des agressions étrangères qui s'étaient multipliées dès le règne de Marc Aurèle. Ce fut un facteur à prendre en compte, je pense, dans un mécanisme beaucoup plus grand et complexe que je ne décris pas ici, à savoir l’effondrement de l’Empire qui s'étale sur plusieurs siècles.

Martin1

avatar 04/12/2019 @ 14:14:24
Finalement, le seul empereur qu'on pourrait accuser d'avoir voulu "transformer" l'idéologie impériale en matière de religion, avant Constantin, c'est Héliogabale,

Héliogabale et Aurélien

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