Rencontre avec Benoît Sokal

Sokal prêt à répondre à Shelton

Sokal prêt à répondre à Shelton

Benoît Sokal est un auteur de bandes dessinées qui est né en 1954 à Bruxelles. Il est très connu pour sa série  Canardo, éditée par Casterman et qui vient de voir le vingtième album paraître en 2011 : Une bavure bien baveuse. Il a aussi écrit plusieurs autres albums dont un remarquable  Le vieil homme qui n’écrivait plus en 1995. Il est aussi auteur de certains jeux vidéo comme Syberia. Enfin, il vient de sortir deux albums d’une nouvelle série, Kraa, qui sont de toute beauté. C’est donc avec beaucoup de plaisir et d’émotion que nous l’avons rencontré lors du dernier festival d’Angoulême…

Déjà le vingtième volume !

Déjà le vingtième volume !

Benoît Sokal : Canardo est la première bande dessinée que j’ai faite de manière professionnelle. Au départ, je n’avais pas l’intention de faire plus que trois ou quatre planches en noir et blanc. C’était pour le magazine (A suivre), c’était une sorte de bouche trou. Je n’avais aucun espoir particulier coincé que j’étais entre les grandes séries d’Hugo Pratt, Tardi et autres qui travaillaient dans cette revue. Mais, après une histoire, j’en ai écrit une autre, puis une autre et j’ai été pris dans l’engrenage. Aujourd’hui, Canardo est toujours vivant !

Shelton : Engrenage mais ce n’est quand même pas si désagréable que cela, non ?

Benoît Sokal : Oui et non ! Ce n’est pas si désagréable, c’est vrai, mais j’ai été surpris parce que mon propos n’était pas de faire une série. J’appartenais à un groupe, le « Neuvième rêve », et on ne voulait pas répéter ce qu’avaient fait avant nous les auteurs bédé. En particulier, on ne cherchait pas à reproduire le mécanisme des séries, ni les albums en 46 planches couleurs qui étaient destinés aux enfants. Nous étions en phase de révolution dans une bédé qui devenait adulte. Mais en un mois, voilà que j’avais repris les codes et je m’en suis défendu toute mon existence d’auteur bédés. J’ai tué Canardo une fois ou deux, j’ai écrit d’autres bandes dessinées, j’ai fait des jeux vidéo, j’ai tout tenté pour faire oublier que j’étais l’auteur de Canardo. J’aimais bien Canardo mais je ne voulais pas m’en faire une série régulière. Pourtant il a une santé de fer, malgré moi…

Canardo, toujours à l'aise...

Canardo, toujours à l'aise...

Shelton : Pour traverser une période si grande, Canardo s’est mis à vivre dans notre époque, avec des problématiques d’actualité…

Benoît Sokal : L’inspiration n’est pas quelque chose de magique. Elle vient très souvent d’un fait divers. Par exemple, celui sur lequel je travaille actuellement, le vingt-et-unième, est très clairement inspiré de l’affaire DSK, mais transposée dans le monde de Canardo, bien sûr.

Shelton : J’imagine parfaitement Canardo dans cet univers…

Benoît Sokal : Dès que c’est un milieu crapuleux, Canardo est à l’aise, vous savez ! Avec un tel personnage, je peux aller presque partout et le polar est un sujet inépuisable…

Efficace dans toutes les situations...

Efficace dans toutes les situations...

Shelton : Changeons d’horizon, de série et allons ensemble vers Kraa dont le second volet vient de paraître. Ici tout est différent : le rythme, le graphisme, la nature de l’histoire, la place de la nature… on pourrait dire une bédé spirituelle, presque ?

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Benoît Sokal : Je ne réfute pas ce terme de spirituel. Certes, plutôt une spiritualité noire. Il y a une dualité entre la grâce et la nature. Un peu comme dans les films de Terrence Malick. On ne sait pas avec précision de quel côté est la grâce. Est-elle du côté de l’humanité ou de la nature ? La nature est parfois aussi violente, voire plus, que la civilisation. Et la grâce peut aller d’un personnage à un autre, à tout moment, et c’est bien en cela qu’il y a du spirituel dans cette histoire. Mais c’est aussi sombre, noir, une histoire de vengeance entre deux mondes que tout oppose.

kraal2pl1Shelton : Et tout cela dans une nature qui est « duelle », agressive et protectrice…

Benoît Sokal : Mais la météo elle-même participe à cette dualité avec parfois des phases clémentes et d’autres en pleine tempête. La nature est quand même toujours un cocon, même quand le cocon est mortel ! La nature englobe les personnages et, j’espère, aussi, les lecteurs. Cette bulle est par contre transpercée par la civilisation dans une sorte de viol permanent. A partir de là, la nature se défend comme elle peut…

Sokal-5(Vous pouvez découvrir la série avec ce clip : www.youtube.com/watch?v=gGgJQSrnIM8)

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Shelton : Benoît Sokal, alors que de très nombreuses bandes dessinées sortent actuellement sur des problématiques liées à la seconde guerre mondiale, on se souvent de votre remarquable one shot, Le vieil homme qui n’écrivait plus, et on se demande si tout cela ne vous donnerait pas envie d’y revenir un peu…

Benoît Sokal : Oui et non. J’avais traité un sujet très particulier sur la Résistance, une sorte d’épisode pittoresque même s’il était aussi dramatique. On pourrait trouver d’autres épisodes de cette nature car la résistance française a ce côté un peu Louis de Funès, Grande Vadrouille… Mais il y a aussi un autre aspect de cette guerre pour moi, une face que je ne sais pas raconter car une grande partie de ma famille est morte dans des camps. Je suis le résultat d’une génération de « Juifs honteux » qui ne m’ont jamais raconté leur histoire, qui ne veulent pas qu’on la raconte. Ils veulent que l’on soit noyé dans la masse. La préoccupation de mon grand-père était de ne pas faire de vague… Mon grand-père avait été durant la première guerre mondiale officier autrichien puis Juif durant la seconde guerre mondiale. Le vingtième siècle lui avait donné deux médailles, la Croix de fer et l’Etoile jaune ! Cette vie était aussi l’histoire du secret, de ce que l’on tente d’oublier une bonne fois pour toute. Il estimait que l’on avait eu assez d’ennuis avec cette histoire, qu’il valait mieux ne plus rien dire et j’ai su tout cela assez tardivement. Je ne crois donc pas que je vais maintenant le raconter et en faire une bande dessinée… Mon grand-père et mon père voulaient que cela reste dans le silence, je respecte leur vision de leur histoire !

P1160692Jeffrey : Benoît Sokal, vous avec travaillé, aussi, dans l’univers du jeu vidéo. Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

Benoît Sokal : De l’argent, beaucoup d’argent ! (rires) Cela m’a surtout apporté le fait de faire des choses différentes. Moi, je m’ennuie de l’uniformité. Quand j’ai commencé à faire de la bédé, je n’ai jamais eu à l’esprit l’idée de faire toujours la même chose. Si je peux suivre l’image, aller là où elle va, dans le cinéma, dans le jeu vidéo, dans la bédé… l’un reposant sur l’autre, avec des allers et retours permanents. Le jeu vidéo est aussi reposant par certains aspects : grasses équipes, grosses responsabilités mais on n’est pas seul. On délègue beaucoup. Il y a des avantages – projets d’envergure, très exigeants – et des inconvénients – projets très usants, que l’on ne maîtrise pas de la même façon, avec une ambiance plus stressante à cause de l’ampleur des budgets – ce qui permet en alliant les deux de se construire des phases différentes mais toujours agréables. Par exemple, en bande dessinée, ce sont des projets que je peux décider en une après-midi, avec mon éditeur, que je mets en place en une semaine seulement, en commençant le scénario. Après il faut, certes, le faire, mais le problème sera surtout de se retrouver seul à sa table de dessin. Donc, à chaque fois le positif et le négatif sont là et c’est à moi de choisir et de changer quand j’en ai envie. Mais c’est bien là le charme de mon métier. Si on ne veut pas cela, autant se faire expert-comptable !

syberia-e5499Shelton et Jeffrey : Y a-t-il d’autres projets vidéo sur le feu pour vous ?

Benoît Sokal : Pour le moment, le jeu vidéo est un dossier refermé ! Tous les projets que l’on me propose actuellement ne me conviennent pas. Je n’en ai pas les moyens pour être très précis. Je ne dispose pas des budgets nécessaires, voir indispensables en particulier à cause d’une surenchère permanente. Je ne veux pas faire un nouveau jeu au rabais. Le public potentiel serait le premier à me le reprocher. Je ne veux pas courir ce type de risque. Je sais que si je retourne au jeu vidéo je dois proposer beaucoup mieux que ce que j’ai déjà fait. Je ne veux pas me faire descendre en flèche par tous les amateurs de Sybéria… En plus, le jeu d’aventures comme je les faisais ont un peu passé de mode, les gens jouent moins sur PC – support de ces jeux – et il faut inventer quelque chose de nouveau, efficace et adapté aux supports d’aujourd’hui. On y reviendra peut-être, d’ailleurs ce sera possible avec un produit hybride entre le jeu vidéo et la bande dessinée…

wallpaper-L_Amerzone-13083Quel plaisir de rencontrer un auteur si complet, si lumineux et si conscient des réalités… Merci et à très bientôt pour une nouvelle rencontre autour de Canardo ou autre Kraa

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