Responsabilité et jugement
de Hannah Arendt

critiqué par Sahkti, le 5 octobre 2005
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Savoir dire non
Il est parfois étonnant (mais prévisible) de voir à quel point certains penseurs ont reçu un accueil plus que mitigé, voire froid, de leur vivant, pour être ensuite encensés, en particulier lors d'un anniversaire important. C'est le cas avec Hannah Arendt dont la pensée est à nouveau jugée politiquement correcte et même très intéressante. On peut s'en réjouir!
Quand on relit ses textes, on y trouve en effet beaucoup de justesse et de pertinence. Prenons par exemple "Responsabilité et jugement", un recueil de cours et de conférences donnés par Arendt. Des exposés sur la société, sur l'antisémitisme, sur le totalitarisme, sur l'état de la culture, entre autres. Avec un fil conducteur: comment se forger sa propre opinion. Idée simple et complexe à la fois, en particulier dans un monde où tous les repères qu'on l'on possède tendent à s'effondrer et où il faut désormais trouver sa nouvelle place. Comment faire? Comment distinguer ce que l'on peut accepter et ce que l'on doit refuser. Hannah Arendt fait le tour de la question et tente de donner quelques pistes à suivre, avec une indépendance d'esprit qui ne plaira pas à tous à l'époque. Apprendre à dire non. Voilà la question qui fâche, surtout en période tourmentée. Dire non quand on sait. vaste débat, réflexions intenses et constructives d'Arendt qui point du doigt sans hésiter les errances négatives et destructrices de l'être humain.
Assumer ses jugements, faire face à ses responsabilités… toujours d'actualité. Une (re)lecture qui s'impose.
La pensée contre la banalité du mal 8 étoiles

Aborder Hannah Arendt n’est pas chose aisée étant donné que cette philosophe n’est pas enseignée durant le cursus scolaire et que, décédée en 1975, elle n’apparaît plus dans les médias actuels qui auraient pu familiariser le lecteur par des articles ou interviews à la portée de tous. De plus, outre ses quelques livres (parfois très volumineux) traduits en français, une partie importante de son œuvre est constituée d’articles éparts. A défaut de balises préalables, il est difficile de plonger dans la pensée d’Hannah Arendt sans s’y noyer. Ce livre-ci, du moins sa deuxième partie, peut être une porte d’entrée.

La première partie du livre « Responsabilité » contient surtout une série de notes de cours de philosophie morale dans lesquelles Arendt aborde principalement deux questions. La première consiste à tenter de démontrer l’affirmation de Socrate « mieux vaut subir une injustice qu’en commettre une ». La deuxième porte sur le lien intime entre l’aptitude ou l’inaptitude à penser et le problème du mal. Arendt répond à ces questions à travers les réflexions des principaux philosophes selon une démarche (un peu trop) académique.

La seconde partie du livre « Jugement » est plus intéressante et reflète davantage la pensée d’Arendt. Un article analyse par exemple les liens entre le totalitarisme et la ségrégation ethnique à partir d’un fait divers : suite à une décision de la Cour Suprême, les Etats du Sud ont été obligés d’abolir la ségrégation raciale dans les écoles ; une adolescente noire, nouvellement intégrée dans un établissement de blancs, a dû quitter son école sous les insultes et quolibets des élèves blancs, protégée par un ami blanc de son père. A partir de ce fait divers, Arendt définit trois champs de la vie humaine dans lesquels la lutte contre ségrégation doit se faire de façon différente :
- le champ politique où l’égalité de droit et la non discrimination doivent être la règle (droit de vote et droit d’éligibilité, quelle que soit l’origine ethnique des citoyens)
- le champ social dans lequel les habitants jouissent de la liberté d’association et de réunion. Le corollaire de ces droits est la liberté pour chacun de former des groupes avec les personnes qu’il souhaite et de fréquenter les gens qu’il choisit librement. « Si en tant que juive, je veux passer mes vacances seulement en compagnie de juifs, je ne vois pas comment qui que ce soit peut raisonnablement m’empêcher de le faire ; de même, je ne vois pas pour quelle raison d’autres lieux [de villégiature] ne pourrait pas s’occuper d’une clientèle qui ne souhaite pas voir de juifs durant ses vacances ».
- la sphère privée dans laquelle il ne peut y avoir aucune immixtion de l’Etat. Chaque individu a le droit de choisir librement la personne avec qui il souhaite vivre et fonder une famille. Toutes les lois interdisant les mariages mixtes doivent donc être abrogées.

Arendt critique dès lors l’arrêt de la Cour Suprême obligeant la mixité ethnique dans les écoles, parce que l’école est un lieu relevant du champ social et que cet arrêt impose aux gens de fréquenter des personnes qu’ils ne souhaitent pas. Obliger des personnes à se fréquenter dans le champ social relève de la même forme de totalitarisme qu’interdire aux gens de se fréquenter dans le champ privé.

Il s’agit d’un exemple de la pensée parfois dérangeante d’Arendt qui, lorsqu’on combine la lutte anti-raciste et l’opposition à toute forme de totalitarisme, donne des résultats bien plus nuancés qu’un simpliste « on interdit partout la discrimination ».

Le livre contient également d’autres articles (probablement moins dérangeants) tels que l’analyse de la pièce de théâtre « Le Vicaire » (que Costa Gavras a adapté sous le titre « Amen ») dénonçant le silence du Vatican lors des déportations, ou encore la critique du procès de Francfort qui a échoué dans le jugement d’Auschwitz, principalement parce que droit allemand n’a pas prévu de sanctions pour de tels crimes.

Un livre qui donne des clés pour aborder Hannah Arendt et qui aborde beaucoup de sujets très intéressants, donc.

Mieke Maaike - Bruxelles - 51 ans - 1 mars 2006