L'Empire cybernétique : Des machines à penser à la pensée machine
de Céline Lafontaine

critiqué par Khayman, le 30 août 2005
(Chicoutimi - 44 ans)


La note:  étoiles
Sujet insynthétisable
Dans la période entourant et comprenant la Seconde Guerre Mondiale, le mathématicien/physicien Norbert Wiener pose les bases de la cybernétique. Cette discipline, utilisant, entre autres, les notions de rétroaction, d’information et d’entropie, influencera de façon majeure toutes les branches disciplinaires humaines. Son omniprésence même fait en sorte qu’on ne sent pas sa présence mais il n’en demeure pas moins que l’Occident est, depuis 50 ans, en pleine édification de l’empire cybernétique.

Je n’aurais probablement jamais lu ce livre s’il ne m’avait pas été donné. Plus je lis et plus je dois dire que j’ai peine à contenir la condescendance que je ressens envers les sociologues. Cet ouvrage ne fait pas exception.

La cybernétique est une discipline méconnue par la plupart des gens et ne réfère normalement, chez eux, qu’à un univers flou où se côtoient robots, cyborgs, ordinateurs, Internet, bandes dessinées, dessins animés, films d’animation, extra-terrestres, Terminators et autres. La cybernétique ratisse très large et à une influence planétaire sur tous les domaines de pensées. Mme Lafontaine fait une synthèse détaillée de l’empire de la cybernétique. Pour qui n’a jamais lu sur le sujet, le résumé donné par l’auteur sur les connections et les influences des 50 dernières années, découlant des travaux de Wiener, est correcte. Les points de vue psychologiques, sociologiques, anthropologiques, sectaires, religieux, philosophiques, littéraires, biologiques(1), chimiques, informatiques, mathématiques et physiques sont exposés par Lafontaine. Cependant, le monstre de complexité résultant n’entre définitivement pas dans un écrit de 235 pages. Malgré la noblesse de vouloir pratiquer un décloisonnement aussi vaste entre les disciplines, la cohérence des liens me semble inversement proportionnelle aux nombres de disciplines abordées.

Dans un premier temps, soulignons que chaque œuvre de sciences dites humaines traitant de sciences dites pures soulèvera en son sein une critique du réductionnisme. Ce mémoire ne fait pas exception et la critique vient à la page 208 où Lafontaine écrit :

Citation :

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« Ce qui est oublié dans cette indifférenciation entre les êtres et les choses, c’est le fondement corporel inaliénable de toute vie terrestre. Le réductionnisme informationnel revient à nier que les êtres vivants sont d’abord et avant tout des unités synthétiques, indivisibles et indécomposables en segments codés et que c’est en tant qu’êtres synthétiques qu’il s’inscrivent dans le monde et s’intègrent à leur environnement. De la plus petite plante à l’être humain, le mode d’existence des espèces vivantes est entièrement dépendant de leur forme corporelle. Des biologistes comme Adolphe Portmann l’ont pourtant bien démontré, mais malheureusement cette vision synthétique s’accorde mal avec un réductionnisme de la complexité. ».

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Ce qui est souvent décevant, c’est que ces critiques se basent normalement sur la fameuse idée que « le tout est plus que la somme des parties ». On donne souvent beaucoup trop de sens à cette phrase qui dit simplement que l’addition n’est pas le moyen approprié, dans bien des cas, pour agencer des parties. Je crois qu’il faut garder en tête la phrase de Lavoisier « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » et que, si le tout est plus que la somme des parties, il n’est cependant pas plus que l’agencement des parties(2).

On dirait que les non-scientifiques croient que la science ne fait qu’additionner (au sens propre) ses connaissances entres ses diverses disciplines. Les non-scientifiques ont souvent à la bouche les mots du genre « on ne pourra jamais », « c’est inaliénable », « c’est indivisible », « c’est indécomposable », etc. Une telle attitude démontre clairement, selon moi, une méconnaissance flagrante de l’histoire, de la démarche scientifique en général et de la physique en particulier. On a des preuves de ce fait lors de la lecture de l’ouvrage.

Ainsi, l’œuvre est emplie de brides de physique mal digérée. Des références au principe [sic] d’incertitude d’Heisenberg en passant par la négentropie(3), des définitions données des première et deuxième lois de la thermodynamique en passant par les brides de théorie de l’information, l’auteur résume relativement bien mais saisit mal. Par exemple, la liaison entre l’entropie et la mort énergétique de l’Univers (un système fermé tend toujours vers plus d’entropie) et la citation des auteurs exposant ce point est inappropriée car le postulat de base, l’Univers est un système fermé, est faux. L’expansion de l’Univers en fait un système non-fermé.

La mauvaise digestion des bases physiques transcende l’œuvre de l’auteur pour transparaître également dans son parlé. Ainsi, assistant à une conférence donnée par cette dernière au salon IBM du HEC-Montréal en novembre 2004, quelle ne fut pas ma déception de l’entendre parler du « Bing-Bang » pour évoquer la naissance de l’Univers.

Mais comment en vouloir à quelqu’un n’ayant aucune formation scientifique valable de ne pas comprendre les bases de son discours ? Comment en vouloir à une étudiante de répéter les convictions philosophiques de son directeur de recherche (ils sont rares ceux qui peuvent à la fois contredire ou seulement différer des travaux de leurs directeurs et publier un mémoire) ? Il n’y a pas moyen. Alors on opine du bonnet et on la regarde prendre place dans sa tour d’ivoire universitaire…

Mais il ne faudrait pas conclure que je suis entièrement en désaccord avec l’œuvre. Je crois fermement qu’il faut lire de tout pour avoir une vision cohérente de notre monde (si on peut avoir une vision cohérente du monde) et, conséquemment, je dois éviter de me créer des barrières dans mes lectures. C’est pourquoi je lirai probablement encore des œuvres de sociologie. L’auteur affirme ouvertement être, comme son directeur de recherche, une humaniste. Je crois également en l’humanisme, mais avec de nouvelles bases. On ne pourra pas ignorer l’apport de la cybernétique et, pour la survie de l’espèce, nous aurons besoin de trouver un moyen d’établir une (des) morale(s) en conséquence de celle-ci.

Dans un autre ordre d’idées, j’ai été surpris par l’emploi du mot « inquiet » » par l’auteur. Ce terme revient à deux reprises à la page 141. Selon moi, le jugement de valeurs soulevé par l’utilisation de ce mot n’a pas sa place dans ce mémoire.

Selon une optique moins conventionnelle, j’aimerais souligner la citation faite par l’auteur du psychanalyste Jacques Lacan voulant que « l’homme ne soit pas maître chez lui » (p. 106). Cela m’a fait penser à la chanson Réjean Pesant de Paul Piché (À qui appartient l’beau temps, 1977). Ce dernier disait « On n’est pas maîtres dans nos maisons car vous y êtes », critique sociale propre au courant de son œuvre de l’époque. En vieillissant, de par l’évolution des messages véhiculés dans ses oeuvres(4), je crois que Piché a découvert le sens évoqué par Lacan et il écrirait probablement aujourd’hui « On n’est pas maîtres dans nos maisons car nous y sommes ».

(1)Il est dommage que l’auteur n’ait pas abordé la biologie comportementale décrite, entre autres, par les travaux d’Henri Laborit. Cette discipline, tout comme le structuralisme, le systémisme et la biologie moléculaire, est une conséquence directe des travaux de Wiener. L’auteur aurait pu exposer l’apport sociologique capital de la biologie comportementale et montrer ainsi, entre autres, une philosophie moins sensationnaliste que son analyse de la secte raélienne, fille névrosée de la cybernétique.

(2)De plus, si notre « réducteur » réductionnisme nous coupe d’une partie de la « réalité », je crois que c’est de manière très négligeable par rapport au titanesque anthropocentrisme qui affecte les sciences dites humaines. Avant de vouloir enlever notre écharde les amis, commencez par votre poutre…

(3) 400 – 1 000 000 - 6 x 10E12 + 1 - 7 x 10E27 + 1 200 000 ≈ -7 x 10E27. Est-il pertinent de souligner le « +1 » et, surtout, de le noter comme une tendance négentropique ? Ah l’anthropocentrisme…

(4)Pour voir clairement le changement, la critique sociale (avec des « bons » et des « méchants ») transformée en exploration de soi, écoutez successivement les albums À qui appartient l’beau temps (1977), Sur le chemin des incendies (1988) et Le Voyage (1999).