Introduction à la pensée complexe
de Edgar Morin

critiqué par Kinbote, le 29 juin 2005
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Mission impossible?
D’emblée Edgar Morin, héraut de la pensée complexe, s’en prend à la science « qui fait régner de plus en plus largement des méthodes de vérification empirique et logique ». La science qui, depuis Descartes au XVIIème siècle, avec ce qu’il appelle le paradigme de la simplification, a disjoint le sujet pensant et la chose étendue, sujet et objet donc, philosophie (« centre d’études » du sujet) et science (dévolue à l’objet) en contrôlant toute la pensée occidentale postérieure. Plusieurs fois cependant Morin reconnaît qu’il sait peu de choses sur la science, il s’en tient en effet surtout au second principe de la dynamique (indiquant que l’univers tend à l’entropie générale, au désordre maximal) qu’il oppose à l’ordre du vivant (qui postule une logique de la complexité) ainsi qu’à quelques notions de micro et macro physique. Ceci allié aux enseignements de la cybernétique, de la théorie de l’information, des apports de Heisenberg (le principe d’incertitude selon lequel on ne peut connaître la position et la vitesse d’une particule avec une précision infinie), Schrödinger (c’est la mesure qui perturbe le système), Gödel (le principe d’indécidabilité démontrant que dans tout système formalisé il est au moins une proposition qui est indécidable) ou Kuhn (les théories scientifiques ne sont pas rejetées dès qu'elles ont été réfutées mais seulement quand elles ont pu être remplacées), pour la plupart éminents scientifiques.

Il émet l’idée que, puisque le phénomène de désorganisation poursuit son cours dans le vivant, il existe un lien (assuré en partie par l’information dont la formule, H = KlnP, est comme le reflet de celle de l’entropie : S = KlnP) entre désorganisation et organisation complexe. Après donc plusieurs attaques en règle de la science, sans conscience et dont le propre a été « d’éliminer l’imprécision, l’ambiguïté, la contradiction », à la fin du volume, en réponse à une intervention survenue lors d’une rencontre qui s’est tenue en 1983 à Lisbonne avec des spécialistes de diverses disciplines, Morin déclare, en parlant de la science, qu’il a pourfendu un type idéal, abstrait. Il reconnaît ses erreurs et promet qu’il corrigera cette carence dans son prochain livre.
« J’ai omis de montrer comment, et en dépit de son idéal simplificateur, la science a progressé parce qu’elle était complexe. »

Après lecture de cette introduction, il m’a semblé que ce péché de simplification est à l’image de sa démonstration ou plutôt de sa non-démonstration car une démonstration serait trop simple (ou trop compliquée). La pensée complexe serait-elle peu convaincante et peu combattue parce que Morin, de son propre aveu, énonce des « innocentes vérités » ? Qui va lui reprocher en effet cette définition de la complexité et les quelques constats qu’il faits, judicieux, frappés au coin du bon sens, et ses mutiples déclarations d’intention mais qui, au bout du compte, laissent perplexes.
« Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes. Inséparablement associés. (...)
La difficulté de la pensée complexe est qu’elle doit affronter le fouillis (le jeu infini des inter-rétroactions), la solidarité des phénomènes entre eux, le brouillard, l’incertitude, la contradiction. » Etc.

On lit aussi que « l’idée de complexité était beaucoup plus répandue dans le vocabulaire courant que dans le vocabulaire scientifique ». Edgar Morin rappelle avec raison que certaines avancées des sciences au début du XXème siècle se sont accompagnées dès la fin du siècle précédent de la création d’œuvres littéraires pointant cette complexité, de la vie, du monde. Certaines analyses ponctuelles faisant le distinguo entre rationalité et rationalisation, stratégie et programme, sont fort intéressantes et le signe d’un esprit ouvert (peut être davantage sur les sciences humaines) mais qui semble peiner (à la lecture de cette seule introduction, je précise, car la pensée complexe comprend 6 tomes principaux, que je n’ai pas lus) à résolument creuser la voie qu’il indique. En toute modestie, Edgar Morin est conscient de la chose, il se voit comme « le saint Jean Baptiste du paradigme de complexité et l’annonciateur de sa venue sans en être le Messie ». Il écrit que la mission qu’il s’est fixée est impossible sur certains points mais qu’il ne peut accepter « les dégradations et les ravages qu’entraînent la compartimentation et la spécialisation de la connaissance. »

Le mérite d’Edgar Morin aura été de rassembler ces savoirs encore élémentaires sur la question dans la perspective que d’autres y apporteront des réponses plus élaborées ; d’ouvrir un chantier aux penseurs de demain, tout en délivrant un message d’espoir.
« Aujourd’hui il ne s’agit pas de sombrer dans l’apocalypse et le millénarisme, il s’agit de voir que nous sommes peut-être à la fin d’un certain temps et, espérons-le, au commencement de temps nouveaux. »