La femme sans ombre
de Hugo von Hofmannsthal

critiqué par Fee carabine, le 6 mai 2005
( - 50 ans)


La note:  étoiles
De ce qui nous fait "humain"
"L'impératrice n'a pas d'ombre. L'empereur doit être pétrifié."

Tel est la phrase obsédante, menaçante, le leitmotiv qui rythme de bout en bout le très bel opéra de Richard Strauss, "La femme sans ombre", un opéra dont le sujet fut proposé à Richard Strauss par son complice et librettiste attitré, Hugo von Hofmannsthal qui, dans la foulée de l'écriture du texte de l'opéra, entreprit également d'en écrire une autre version, affranchie des contraintes de la dramaturgie - plus personnelle aussi - sous la forme d'un conte.

L'argument du conte comme celui de l'opéra est à première vue assez simple. L'empereur des îles du Sud-Est - un simple mortel - a épousé la fille du Roi des Esprits, le puissant Keikobad. Mais l'impératrice n'est pas devenue humaine pour autant, ce dont témoigne le fait qu'elle ne projette pas d'ombre, une ombre qui dans le récit d'Hugo von Hofmannsthal est aussi le symbole de la fécondité. "La femme sans ombre" s'ouvre un an après les noces, alors qu'un messager envoyé par Keikobad vient de lancer un ultimatum à l'impératrice: celle-ci dispose de trois jours pour se procurer une ombre et accéder à son humanité, sans quoi l'homme qu'elle aime sera métamorphosé en statue de pierre. Et l’impératrice, aidée de sa nourrice, sorcière rompue à tous les sortilèges, de mettre à profit ces trois jours pour tenter de convaincre la jeune et jolie femme du teinturier Barak, fort peu désireuse de donner une descendance à son balourd de mari, de lui céder son ombre.

Baignée de mystère, de magie et de sortilèges, "La femme sans ombre" est un vrai conte de fée, servi par une écriture chatoyante et colorée qui m’avait séduite lors de ma première lecture, il y a dix ans. C'est aussi un récit onirique nourri par un symbolisme très riche, qui se prête à de multiples interprétations, de la vision très moralisatrice d'une sexualité que ne viennent légitimer que le mariage et la procréation à une réflexion toute en nuances sur la question de la culpabilité et la rédemption, pour ne citer que les plus évidentes.

Mais surtout, "La femme sans ombre" fait partie à mes yeux de ces livres rares qu'on peut lire et relire au fil des ans et qui révèlent de nouvelles richesses à chaque lecture, à la lumière du vécu du lecteur, à moins que ce ne soit tout justement l'inverse et que ce livre inépuisable ne soit capable d'éclairer chacune des étapes de la vie de son lecteur. A travers les parcours initiatiques de ses quatre personnages principaux - le couple de l'empereur et de l'impératrice et celui du teinturier et de son épouse - Hugo von Hofmannsthal déroule en effet une réflexion d'une grande profondeur sur ce qui nous fait "humain". Une humanité à laquelle ni l’empereur, ni le teinturier Barak, ni son épouse n’ont accédé pleinement, même si, contrairement à l’impératrice, ils sont nés "humains", murés qu’ils sont, chacun à leur manière, dans leur égoïsme. Et sans doute y a-t-il un peu de ces quatre personnages en chacun de nous, dans notre refus de nous confronter à notre part obscure et dans ce qui se cache - jusque dans nos amours – de narcissisme, d’avidité et d’égoïsme. Mais à l’heure décisive, il ne reste plus à l’impératrice qu’à affronter sa propre faiblesse et ses peurs secrètes, et éprouvant en son âme le besoin et l’espérance du pardon, de s’éveiller à la miséricorde et à la compassion, et de découvrir sa responsabilité vis à vis de ses semblables. Ce tout petit peu plus d’humilité et de générosité qui nous rend aussi un petit peu plus – pleinement – humains.

"La femme sans ombre" est un de ces livres très rares, capables de foudroyer son lecteur, ouvrant des portes qui jusque là étaient restées vérouillées. Essentiel. Et magnifique.