Qui ne se souvient de la première phrase de L’Etranger : «Aujourd’hui, maman est morte» ?
Portement de ma mère, c’est le contraire d’«Aujourd’hui, maman est morte»…
Car si Meursault, le narrateur entamant ainsi la chronique de ses déboires, fait preuve d’une sorte d’indifférence absolue qui d’ailleurs lui coûtera cher, c’est de tout sauf d’indifférence qu’il s’agit chez Emmanuel. Et si le style de Camus dans ce bref récit fut qualifié par Barthes de « Degré zéro de l’écriture », c’est loin d’être le cas du langage adopté par l’auteur de cet hommage (qui évoque un peu "Le Livre de ma mère" d’Albert Cohen), un langage qui l’amène à classer ces trente-deux textes dans la catégorie des "Poèmes".
Poèmes, oui, ces trente-deux textes dont chacun ne comporte qu’une phrase ; dont chacun commence par quelques mots en italiques repris dans la table comme autant de titres ; dont aucun ne se clôture par un point. Car il n’est point de point. Car il n’est point de fin.
Poèmes, oui, ces incantations lancinantes et pourtant sobres, ces mots dévidés comme de la quenouille d’une fileuse, d’une Parque qui refuserait de couper le fil, d’un homme qui porterait sa mère comme elle l’a porté, qui le "portait" au sens propre, ce reste de corps, « quand je te portais du lit à la salle d’eau, et je sentais ton corps léger, oui léger, comme tu m’as porté », comme il "porte" à présent ce qu’il faut appeler le deuil, nous appelant à notre tour à songer à cette absence déjà vécue ou à vivre encore, à "porter" bientôt, bien trop tôt, sans doute, puisqu’il paraît que c’est dans l’ordre des choses.
Poèmes, oui, ces mots enfin prononcés, ces déclarations enfin émises et si difficiles à proférer "avant" car, comme dans les romans d’Emmanuel, « nous vivions dans le silence, maman, tu y dressais ta haute silhouette, il a fallu tout ce temps pour que j’en sente la fragilité, et te voie comme tu étais, née toi aussi du silence des familles, l’immémorial silence des gens de la terre, car jamais je n’ai pu dire petite mère, comme ils font, comme ils disent, petite mère je t’aime, nous vivions dans la tendresse froide, et ma mémoire s’est fermée »…
Trente-deux textes comme autant de moments de la mort : la maladie, l’agonie, le dernier soupir, la préparation du corps, la messe de funérailles, l’inhumation… « terre ma terre tu empliras ma bouche, tu viendras te coller contre ma peau nue, et les doigts de la pluie souterraine disperseront mes chairs comme le vent émiettant les nuages »… Moments presque de joie aussi, dans la maison de l’enfance où « la mort est tout à coup légère », évocation des Noëls anciens, des cadeaux, et puis de cette éternité de la vie, de ce cycle toujours vierge, de cette transmission, cette transmutation qui nous relie à quelque chose : « je pense parfois que nous sommes faits de la chair des autres, je pense que nous mourons chaque jour avec la mort des autres ». Que nous renaissons aussi avec eux, ou qu’ils nous cèdent le relais, comme le grand-père, le père de la morte : « moi qui fus dans ton ventre lorsqu’il agonisait et vis le jour quand il mourut, moi qui ai reçu en legs son prénom »…
Trente-deux textes qui nous hèlent, nous frappent sur l’épaule comme le « maître dans le silence du dojo » et nous amènent à dire comme François Emmanuel : « je n’ai pas pris le temps de contempler le temps, j’étais comme tant d’autres dans le trébuchement de vivre » et, peut-être, tant qu’il est temps : « j’aurais dû t’interroger davantage ». A dire aussi peut-être, avant le grand silence : « petite mère je t’aime »…
Lucien - - 69 ans - 12 avril 2005 |