Portement de ma mère
de François Emmanuel

critiqué par Macréon, le 2 avril 2001
(la hulpe - 90 ans)


La note:  étoiles
Vie et mort d'une mère
Trente-deux chapitres, très courts, morceaux de vie, de mort et de désespoir, nous assistons à l'évocation poignante de la fin de la mère du narrateur atteinte par la maladie, jusqu'à son enterrement, la descente du cadavre et puis le vide.
" Puis ton corps sombrant peu à peu, un matin tu perds l’usage de tes doigts, survient une douleur sourde puis de fulgurants élancements, n'écoutes plus qu'un filet de musique alors que le dernier livre t'est tombé des mains ... Née toi aussi du silence des familles, l'immémorial silence des gens de la terre “. Aux envoûtements de la morphine succède la fin
irrémédiable.
L’enterrement : pas de gémissements, pas de cris à l'orientale mais la retenue de tous, les hommes en noir qui remontent la travée centrale , “ sonne le glas dans la cohue matinale, des usuels de Dieu aux fonctionnaires en képi noir, là-haut le tintement des cloches..." et puis et enfin la fête, ce bienfaisant oubli, cette ébriété douce ...
François Emmanuel n’est pas un inconnu (la leçon de chant, la passion Savinsen (en Poche) et d'autres livres-poèmes. Style pudique, feutré, mots
simples, parfois rares, agencements subtils, l'auteur a intitulé son livre : " Portement (celui de la croix du Christ ?) de ma mère " . Il promène son pinceau de lumière atténuée ici et là, en mémoire de celle qu'il a intensément aimée. Son livre est un poème, d'un seul souffle, sans ponctuation, avec la simple virgule comme respiration. Le bonheur d’écrire est là, l'évocation saisissante, la réussite indéniable.
L’ouvrage esquisse à peine la personnalité de la mère, et pourtant sa beauté, “ nous vivions dans le silence, maman, tu y dressais ta haute silhouette... " est à peine effleurée.
Ce livre sera une découverte pour de nombreux amateurs et devrait être mis entre les mains de jeunes talents qui rêvent d’entrer en littérature. Il devrait être étudié en classe. Il est vrai que l’ouvrage est mince. L'incantation est sobre, dite à voix basse, comme il sied à une disparition. Un cri plaintif qu'il est difficile d’oublier...
Les mots de la tendresse. 10 étoiles


Qui ne se souvient de la première phrase de L’Etranger : «Aujourd’hui, maman est morte» ?
Portement de ma mère, c’est le contraire d’«Aujourd’hui, maman est morte»…
Car si Meursault, le narrateur entamant ainsi la chronique de ses déboires, fait preuve d’une sorte d’indifférence absolue qui d’ailleurs lui coûtera cher, c’est de tout sauf d’indifférence qu’il s’agit chez Emmanuel. Et si le style de Camus dans ce bref récit fut qualifié par Barthes de « Degré zéro de l’écriture », c’est loin d’être le cas du langage adopté par l’auteur de cet hommage (qui évoque un peu "Le Livre de ma mère" d’Albert Cohen), un langage qui l’amène à classer ces trente-deux textes dans la catégorie des "Poèmes".

Poèmes, oui, ces trente-deux textes dont chacun ne comporte qu’une phrase ; dont chacun commence par quelques mots en italiques repris dans la table comme autant de titres ; dont aucun ne se clôture par un point. Car il n’est point de point. Car il n’est point de fin.

Poèmes, oui, ces incantations lancinantes et pourtant sobres, ces mots dévidés comme de la quenouille d’une fileuse, d’une Parque qui refuserait de couper le fil, d’un homme qui porterait sa mère comme elle l’a porté, qui le "portait" au sens propre, ce reste de corps, « quand je te portais du lit à la salle d’eau, et je sentais ton corps léger, oui léger, comme tu m’as porté », comme il "porte" à présent ce qu’il faut appeler le deuil, nous appelant à notre tour à songer à cette absence déjà vécue ou à vivre encore, à "porter" bientôt, bien trop tôt, sans doute, puisqu’il paraît que c’est dans l’ordre des choses.

Poèmes, oui, ces mots enfin prononcés, ces déclarations enfin émises et si difficiles à proférer "avant" car, comme dans les romans d’Emmanuel, « nous vivions dans le silence, maman, tu y dressais ta haute silhouette, il a fallu tout ce temps pour que j’en sente la fragilité, et te voie comme tu étais, née toi aussi du silence des familles, l’immémorial silence des gens de la terre, car jamais je n’ai pu dire petite mère, comme ils font, comme ils disent, petite mère je t’aime, nous vivions dans la tendresse froide, et ma mémoire s’est fermée »…

Trente-deux textes comme autant de moments de la mort : la maladie, l’agonie, le dernier soupir, la préparation du corps, la messe de funérailles, l’inhumation… « terre ma terre tu empliras ma bouche, tu viendras te coller contre ma peau nue, et les doigts de la pluie souterraine disperseront mes chairs comme le vent émiettant les nuages »… Moments presque de joie aussi, dans la maison de l’enfance où « la mort est tout à coup légère », évocation des Noëls anciens, des cadeaux, et puis de cette éternité de la vie, de ce cycle toujours vierge, de cette transmission, cette transmutation qui nous relie à quelque chose : « je pense parfois que nous sommes faits de la chair des autres, je pense que nous mourons chaque jour avec la mort des autres ». Que nous renaissons aussi avec eux, ou qu’ils nous cèdent le relais, comme le grand-père, le père de la morte : « moi qui fus dans ton ventre lorsqu’il agonisait et vis le jour quand il mourut, moi qui ai reçu en legs son prénom »…

Trente-deux textes qui nous hèlent, nous frappent sur l’épaule comme le « maître dans le silence du dojo » et nous amènent à dire comme François Emmanuel : « je n’ai pas pris le temps de contempler le temps, j’étais comme tant d’autres dans le trébuchement de vivre » et, peut-être, tant qu’il est temps : « j’aurais dû t’interroger davantage ». A dire aussi peut-être, avant le grand silence : « petite mère je t’aime »…

Lucien - - 68 ans - 12 avril 2005