Trois tristes tigres
de Guillermo Cabrera Infante

critiqué par Millepages, le 24 février 2024
(Bruxelles - 64 ans)


La note:  étoiles
Boustrofedonesque !
Un écrivain cubain a forcément beaucoup de choses à raconter. C’était déjà le cas avant la révolution. Cette époque où le sinistre Batista tenait le pays d’une main de fer, tout en étant très conciliant avec le grand voisin du Nord-Ouest dont certains citoyens fortunés en quête d’exotisme et d’érotisme venaient dépenser leurs dollars dans les bars, les cabarets, les bordels.

Alors qu’il est dans le collimateur du régime, tout comme ses parents emprisonnés pour communisme, Guillermo Cabrera Infantel n’a pas l’occasion de publier à l’époque des faits qu’il veut dénoncer. Il voit donc avec joie la révolution triompher, il y participe même et occupe des postes en vue dans les domaines cinématographique et littéraire. Avant de déchanter et de couper les ponts avec le régime castriste.

En 1966 il peut enfin écrire son livre mais toujours pas aussi ouvertement qu’il l’aurait voulu. Il raconte les évolutions de quatre personnages liés au monde de l’art dans la vie nocturne et décadente de La Havane des années 50. Silvestre, Arsenio, Códac (le photographe, bien sûr) et Eribó ont une carrière à bâtir, une vie à tracer mais pour l’heure on les sent incapables de délaisser ces soirées d’orgie qui leur permettent de tester leur résistance à l’alcool et leur pouvoir de séduction auprès de jeunes femmes dont la situation sociale fait d’elles des proies faciles. Leur occupation première est de brûler minutieusement la chandelle par les deux bouts. Surtout, ils honorent en permanence la mémoire de leur ami Bustrófedon récemment décédé. Un joueur de mots invétéré, le roi de la contrepèterie, des associations d’idées. Et il y en a énormément dans ce roman, au point que l’exercice de style semble devenir l’objectif (pensons au titre original : tres tristes tigres). On a droit aussi à de longs passages de langue cubaine parlée par les gens d’en-bas, avec les fautes de langage et de syntaxe qui vont avec. Ça n’a pas dû être la partie la plus facile à traduire du Cubain en Français, bravo à Albert Bensoussan. Il y a aussi ces événements racontés plusieurs fois du point de vue de protagonistes différents, telle la perte d’une canne par un couple de touristes américains ou encore l’assassinat de Leon Trotski à travers la perception de divers écrivains. Ce sont pour moi les passages les plus savoureux d’un ouvrage autrement pas très facile à aborder ni à lire jusqu’au bout.