L'esclavage raconté à ma fille
de Christiane Taubira

critiqué par Eric Eliès, le 24 novembre 2023
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une évocation en forme de dénonciation, à la fois érudite et fortement engagée, de la Traite transatlantique et de l'esclavage, que Christiane Taubira a contribué à faire reconnaître par l'Etat français comme crime contre l'humanité
Christiane Taubira a toujours clamé que ses combats politiques étaient portés par un désir de justice sociale. Ce livre publié en 2015, alors qu’elle était garde des Sceaux, témoigne de la ferveur de son engagement. Alternant entre exposé historique (témoignant d’une connaissance approfondie de l’histoire des Caraïbes et de l’abolition de l’esclavage) et dialogue passionné avec une jeune interlocutrice (sa fille, jamais nommée), qui lui demande des précisions ou lui apporte parfois la contradiction, Christiane Taubira décrit, avec une certaine emphase lyrique (parfois excessivement marquée par une volonté manifeste d’éloquence pour trouver des formules qui marquent le lecteur), l’horreur de la traite négrière, les souffrances des esclaves et les lents et laborieux progrès de la cause abolitionniste. En fait, bien davantage qu’un ouvrage didactique qui « raconterait » l’esclavage (que, de l’Antiquité à nos jours, toutes les civilisations ont, à des degrés divers, pratiqué et/ou subi, sur tous les continents), ce livre est une dénonciation, indignée et militante, du « commerce triangulaire » mis en place par les puissances européennes, dont la singularité historique réside dans l’organisation, quasi-industrielle, d’une déportation de masse de millions d’hommes et de femmes, transportés d’Afrique vers les Amériques pour y être vendus avec le statut de biens mobiliers privés de tout droit humain. Quand, au 15ème siècle, les navigateurs portugais abordèrent les côtes d’Afrique occidentale, ils ramenèrent à Lisbonne les premiers esclaves noirs. Très rapidement, les colons établis dans les Amériques à la suite de Christophe Colomb, eurent besoin de main d’œuvre pour exploiter les richesses minières et les terres fertiles. Les Amérindiens ne suffisant pas (d'autant qu'ils avaient été décimés par les massacres ou les maladies introduites par les Européens), l’Espagne et le Portugal, qui bénéficiaient d’une autorisation papale pour exploiter les terres du nouveau continent, eurent recours aux esclaves africains. Ce fut le début de la Traite. En fait, l’Espagne n'y prit pas une part directe mais y contribua par le principe de l’ « asiento », un « droit d’usage » que l’Espagne vendait à d’autres pays. Ainsi, toutes les puissances navales d’Europe participèrent à la Traite, principalement l’Angleterre, la France, le Portugal et la Hollande, dont les navires quittaient l’Europe avec de la pacotille ou des marchandises manufacturées de faible valeur (l’unité de compte étant la « barre de fer »), qui servaient à acheter des esclaves en Afrique (dit « bois d’ébène ») pour les revendre aux Amériques, puis repartir vers l’Europe avec les cales pleines de produits des colonies (essentiellement agricoles car les puissances européennes se méfiaient de la concurrence de leurs propres colonies : ainsi, en France, Colbert, par ailleurs le concepteur du "Code noir" régissant l'esclavage dans les colonies françaises, avait interdit à ces colonies françaises toutes les activités qui pouvaient menacer le monopole d’Etat des manufactures royales qu’il avait créées). En raison des risques inhérents à la navigation, aux dangers de révolte à bord et aux rivalités entre puissances européennes, le commerce triangulaire était très risqué mais l'investissement pouvait se révéler très fructueux : il fonda la richesse de nombreuses familles d’armateurs dans toutes les grandes villes portuaires d’Europe. Christiane Taubira évoque également l’esclavage et la traite pratiquée par les Arabes, aussi intolérable dans son principe que la traite européenne, mais qui n’eut pas la même ampleur. Toutefois, les chiffres sont importants dans les deux cas et attestent d'une prédation généralisée infligées aux populations africaines entre le 8ème siècle (début de la traite arabe, qui a porté au total sur environ 15 millions d’hommes et femmes) et le 19ème siècle (fin de la traite européenne, qui a porté au total sur environ 100 millions d’hommes et de femmes).

Outre les enjeux économiques, Taubira expose les racines idéologiques et racistes de la Traite. Certains arguments m’ont paru un peu exagérés, comme celui d’une lecture biblique justifiant l’esclavage des Africains par leur assimilation à la race de Cham, le fils maudit de Noé… Je ne connaissais pas ce passage de la Bible, qui ne m’a paru guère convaincant (même s’il m’a permis de mieux comprendre pourquoi l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau aime à parfois se présenter, par un habile retournement de son nom, comme l’oiseau de Cham, dont la parole serait chant de libération) mais Taubira y consacre plusieurs pages comme si cet argument était à prendre au sérieux. L'histoire du mouvement abolitionniste, notamment en France et aux USA, est également détaillée avec soin : sa mise en perspective constitue l’un des aspects les plus riches et les plus intéressants de l’ouvrage, car Taubira se montre assez caustique et pourfend certaines idées reçues sur les Lumières en soulignant les contradictions, voire les complaisances, de certains philosophes pourtant connus pour leur courage et leur engagement. Ainsi, Voltaire détenait des actions dans des compagnies d’armateur négrier et a donc tiré profit de la Traite. Même s’il y eut toujours (dès le 16ème siècle) des esprits capables de dénoncer l’injustice, l’abolition fut laborieuse en raison des craintes qu’elle ne provoquât des troubles, voire des émeutes, en cas d’appauvrissement des colons. Ainsi, Condorcet et Tocqueville, tout en étant conscients de la nature moralement criminelle de l’esclavage, plaidaient pour une abolition très lente et progressive afin de ne pas léser les intérêts des colons, dont on redoutait la contestation voire la révolte. En fait, la sympathie de Taubira va, de façon évidente, vers les esclaves "marron" et les résistants, dont de nombreuses femmes, qui, malgré les dangers (car la répression était féroce et cruelle) ont lutté par la force, par la ruse, par l’empoisonnement ou par la parole, contre leurs maîtres. Taubira condamne tous ceux qui ont essayé de trouver des compromis moralement inacceptables (par exemple, Harriet Beecher Stowe, la célèbre auteure de "la case de l'oncle Tom") et célèbre avec emphase la mémoire des empereurs et chefs africains qui se sont opposés aux puissances coloniales, de Toussaint Louverture, qui arracha l’indépendance d’Haïti, et du colonel Delgrès, qui se révolta en 1802 contre le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe décidé par Napoléon et, plutôt que de se rendre, se suicida avec ses compagnons.

Néanmoins, malgré son érudition, Christiane Taubira ne situe pas son propos sur le plan de la mémoire historique mais sur le plan de la mémoire affective. C’est à la fois la force du message, qui donne à intensément ressentir les souffrances de millions d’hommes et femmes violemment arrachés à leur terre puis déportés de l’autre côté de l’Atlantique, où ils étaient réduits à l’état d’objets au service de maîtres qui avaient sur eux droit de vie et de mort, mais aussi sa relative faiblesse, car il vire parfois au plaidoyer (voire à la plaidoirie, notamment quand elle présente les arguments de sa loi sur la reconnaissance de la Traite comme crime contre l’humanité), et prête le flanc à une interprétation biaisée et oublieuse de réalités historiques, qui imposeraient de pourtant nuancer davantage certaines réflexions. Christiane Taubira en est visiblement consciente mais elle balaye ce possible reproche en l’accusant d’être un prétexte sordide pour minimiser le crime. Il me semble que ce reproche n’est pas fondé car la connaissance du contexte historique ne diminue en rien l’atrocité de la Traite ; elle permet simplement de mieux comprendre la complexité d’un crime que Christiane Taubira présente de manière un peu trop manichéenne, en opposant l’Europe des oppresseurs à l’Afrique des opprimés, tout en admettant des héros dans chaque camp. Ainsi, il me semble que l’ouvrage aurait gagné à ne pas omettre deux éléments, qui sont totalement passés sous silence :

- le rôle sans doute décisif du progrès technologique, qui permit de remplacer dans les plantations la force humaine par la force mécanique de la vapeur. Jusqu’alors, l'esclavage restait une pratique ordinaire, y compris sur le sol d'Europe où, par exemple, le statut des bagnards, à Brest et à Toulon, était celui du travail forcé jusqu'à l'épuisement et la mort (ce qu'on appelait par euphémisme, dans le langage des bagnes, la "grande fatigue"). La marine nationale a, dans ses musées, récemment organisé quelques expositions sur les bagnes, dont le fonctionnement m'a semblé faire écho à celui de la plantation et intégrait aussi des rafles arbitraires (par exemple, sous Louis XIV, il arriva que tous les mendiants d'une ville soient rassemblés puis déportés pour alimenter les bagnes, achevant leur vie épuisés et estropiés...). Cela me semble atténuer la dimension "raciale" de l'esclavage, qui était malheureusement une pratique tolérée pour disposer d'une main d'oeuvre corvéable jusqu'à la mort. Les arguments idéologiques et moraux des abolitionnistes furent sans doute mieux entendus après l'essor de la machine à vapeur mais Christiane Taubira ne l'évoque pas, peut-être par crainte d'atténuer le rôle, plus noble, de la lutte armée ou du combat philosophique.

- le rôle actif joué par certains royaumes africains, qui ont alimenté la Traite en effectuant des razzias à l'intérieur des terres où les Européens, pendant longtemps, n’osèrent pas s’aventurer. La Traite n’aurait jamais eu cette ampleur sans cette complicité. Contrairement à ce qu’affirme Christiane Taubira, les Africains n’ont pas été uniquement des victimes et des rois ou des chefs locaux ont largement profité de la Traite pour s’enrichir, jouant des rivalités entre les Européens pour négocier au plus offrant des biens qui n'étaient pas de pacotille (biens manufacturés de luxe, armes, etc.), à tel point que dès le 18ème siècle, certains colons considéraient que l'esclavage n’était pas rentable et n’enrichissaient en fait que les négriers. Ce fut d’ailleurs (et Taubira elle-même l’évoque, en le déplorant) l’un des moteurs de l’abolition, qui fut utilisée pour affaiblir l’Angleterre, la plus grande puissance impliquée dans la Traite. Enfin, les Africains permirent la survivance de la Traite après l’abolition de l’esclavage, en alimentant la contrebande d’esclaves pour ne pas perdre le profit qu’ils tiraient de ce commerce. Ce fut une période courte mais atroce car la cargaison d’esclaves était systématiquement passée par-dessus bord, lestée de boulets, en cas de rencontre avec une frégate susceptible de découvrir le trafic illicite du navire. Il peut sembler abject d’accuser les Africains d’avoir contribué à la Traite mais ayant eu, après la lecture du livre de Christiane Taubira, la curiosité de jeter un œil dans un journal de négrier (puisque certains furent édités), j’eus la surprise de découvrir, dans les ports comptoirs ou dans les mouillages forains itinérants, l'affairisme d'Africains impliqués dans la vente d'esclaves africains. A la lecture du journal, le racisme des Européens est évident mais il est étrange de voir qu’il existe aussi entre les différents peuples et ethnies d'Afrique, à tel point qu’il provoque une sorte d’étrange empathie chez le négrier qui (peut-être pour se donner bonne conscience) en vient à justifier son trafic par le sentiment qu’il permet à des esclaves de basculer d’une servitude « barbare » à une servitude « civilisée ». Ainsi, le capitaine du navire négrier relate un épisode, qui le choque par sa violence même s’il reste impassible, où un vieillard, qu’il a refusé d’acheter, est décapité devant lui d'un coup de sabre par un chef de village, qui semble ainsi d'un geste brusque se débarrasser d’un vulgaire fardeau qui l’encombre…

Christiane Taubira achève son évocation historique en soulignant un double devoir de mémoire et de réparation, et donne en annexe le texte de la loi du 21 mai 2001 sur la reconnaissance d'un crime contre l'humanité et les arguments explicatifs. Même si la loi, qu'elle porta quand elle était députée de Guyane, fut votée à l'unanimité, il y eut de longs débats et quelques réticences à surmonter, y compris au sein du parti socialiste, notamment sur l'obligation d'introduire l'histoire de l'esclavage dans les programmes scolaires ; il est aussi à noter que le terme "déportation" a été retiré du projet de loi au moment du vote, car son usage était considéré par des députés et sénateurs comme devant être exclusivement rattaché à l'Holocauste des juifs pendant la seconde guerre mondiale. Le propos de Christiane Taubira, qui refuse les outrances d’un militantisme agressivement identitaire, m'a semblé subtil et équilibré. Il s’attache à dépasser les clivages pour faire émerger une nécessité de connaissance et un devoir de reconnaissance, portant également sur la persistance des inégalités entre les pays occidentaux, dont la richesse est en grande partie héritée de la Traite et de la colonisation, et les pays africains et caraïbéens, qui ont lutté pour acquérir leur liberté au prix de luttes et parfois de compromis iniques avec les puissances coloniales. Les conditions d'indemnisation des colons (qui s'estimaient lésés par l'abolition), puis de la décolonisation au moment des indépendances, ont généré des injustices (notamment dans la répartition des terres) ainsi qu'un endettement dont ces pays ne parviennent pas à s’extirper. L’exemple d’Haïti, longuement développé, est autant révélateur que choquant. Aussi, Christiane Taubira plaide pour l’annulation pure et simple de la dette des pays africains. Elle défend également un rééquilibrage, qui semble effectivement nécessaire, des relations commerciales entre les puissances occidentales (Europe/USA) et les pays du tiers-monde, qui leur restent soumis, mais l’esclavage a été remplacé par l’exploitation de la misère humaine par le capitalisme, avec de grandes compagnies payant des salaires indignes à des travailleurs à la limite de la subsistance et privés de droits sociaux. Elle dénonce aussi la survivance d’un esclavage moderne (pourtant officiellement partout interdit, sauf en Mauritanie où persiste encore un droit coutumier), qui alimente clandestinement des réseaux de servitude (enfants vendus, domestiques privés de leurs droits et de leurs papiers, etc.) ou des réseaux criminels (prostitution, travail forcé, etc.) et doit être combattu sans relâche. Même si on peut regretter la polarisation excessive de Christiane Taubira sur l’opposition entre les puissances occidentales et les pays africains (elle n’évoque jamais l’Asie, qui est pourtant un continent également marqué par l'esclavage et de terribles inégalités : système des castes en Inde, esclavage en Chine et en Corée du Nord, etc.), on ne peut que célébrer la ferveur humaniste de son message, qui en appelle aux poètes (la mondialité d’Edouard Glissant, également chère à Patrick Chamoiseau) et incite sa fille à reprendre le flambeau pour lutter sans répit contre « l’extension des exclusions, l’expansion des dominations, l’aggravation des injustices, l’amplification des inégalités » et « aider ceux qui s’endorment dans l’opulence à découvrir l’enchantement du partage ». Il est juste un peu regrettable que Christiane Taubira, qui présente sa lutte en l'inscrivant dans le sillage des grands poètes et penseurs, n'évoque à aucun moment ses prédécesseurs dans la lutte politique contre le racisme, notamment Gaston Monnerville.