Environnement toxique
de Kate Beaton

critiqué par Blue Boy, le 10 juin 2023
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Le marchand de sable qui donnait des cauchemars
Dans ce roman autobiographique, Kate Beaton évoque son expérience dans l’Alberta où elle fut embauchée à l’âge de 21 ans par des grandes compagnies exploitant le pétrole issu des sables bitumineux. Comme de nombreux étudiants canadiens, il lui fallait rembourser son prêt. La jeune fille choisit alors de quitter sa Nouvelle Ecosse natale, le but étant de trouver un emploi suffisamment lucratif pour ne pas porter ce fardeau financier pendant trop longtemps. Loin de chez elle, elle a découvert un monde d’hommes, peu accueillant pour les femmes, lesquelles doivent jouer des coudes pour se faire respecter.

« Environnement toxique », c’est un drôle de pavé (plus de 400 pages), avec un titre qui joue sur plusieurs tableaux : d’abord la problématique de la pollution environnementale liée à l’extraction de ce type de pétrole, puis la course au rendement du secteur minier pour qui la santé des employés passe au second plan, et enfin la toxicité des rapports humains découlant de la misogynie dans une compagnie où l’embauche des femmes est infime, en raison des conditions de travail assez rudes.

Kate Beaton, jeune autrice canadienne originaire de Nouvelle Ecosse, à la fois scénariste et dessinatrice de ce roman graphique impressionnant, a passé plusieurs années de sa jeune vie dans cette compagnie, pas vraiment pour le charme du métier mais plutôt en raison de l’attractivité des salaires. Ces années « sacrificielles » lui auront en effet permis de rembourser la totalité de son prêt étudiant, lui évitant de supporter ce fardeau pendant de longues années. Bienvenue dans le monde merveilleux du capitalisme.

Disons-le d’emblée, Kate Beaton n’est absolument pas dans une optique de dénonciation, ni du machisme présent dans ce type de compagnie vis-à-vis de la gent féminine, ni des dégâts en matière environnementale ou sociale résultant de cette industrie où seul le profit compte. Et c’est ce qui pourrait paraître étrange, surtout au regard du titre. Ceux qui s’attendent à une attaque en règle contre les pratiques de ces sociétés en seront pour leurs frais. L’autrice ne revendique rien, elle ne fait que relater de façon la plus objective possible son expérience, sans arrière-pensées militantes et sans haine. D’ailleurs, la partie consacrée au préjudice écologique (notamment avec ces 400 canards englués dans les boues toxiques jouxtant la compagnie) est beaucoup plus réduite que celle où est abordée la question des relations hommes-femmes dans l’entreprise.

Avant toute chose, la méthode d’exploitation des sables bitumineux n’a rien à voir, contrairement à ce que l’on pourrait croire au départ (à commencer par moi-même), avec la « fracturation hydraulique », une pratique catastrophique pour les écosystèmes, les nappes phréatiques et les sous-sols. Elle engendre néanmoins des préjudices pour les populations « autochtones » qui se sentent légitimement dépossédées de leurs terres ancestrales mais subissent aussi la pollution liée à l’extraction des ressources. Mais ces compagnies, dont les employés viennent des quatre coins du Canada en imaginant se payer leur place au soleil dans ce qu’on peut qualifier de « trou perdu », n’ont guère d’états d’âmes comme on peut l’imaginer, et ces populations ne pèsent pas grand-chose face aux puissances de l’argent.

Kate Beaton a donc choisi d’évoquer son quotidien dans la compagnie, où pendant près de deux ans elle va encaisser en feignant l’indifférence les remarques désobligeantes et les regards lubriques de certains mâles (pas tous bien sûr) dans un milieu hyper masculin. Dans un tel contexte, il lui était difficile de se plaindre, d’autant que sa hiérarchie ne l’avait guère soutenue : il fallait s’attendre à ce genre de choses dans un monde d’hommes, lui disait-on. Trop jeune, trop fragile peut-être, cette jeune fille ordinaire et discrète garda pour elle des choses parfois douloureuses qu’elle aurait dû dénoncer sur le moment. Et puis elle tenait à le rembourser rapidement son prêt ! L’autrice canadienne nous livre ainsi un témoignage sensible et nuancé (elle se refuse à mettre tous les hommes dans le même sac), où l’on voit que même si son expérience n’a rien d’un enfer traumatisant, elle est davantage comparable à une sorte de supplice chinois où la misogynie se distille à petite dose, comme un bizutage sournois qui n’en finirait pas et relèverait d’une tradition impossible à remettre en cause. La définition même de la toxicité.

L’ouvrage malgré sa consistance se lit facilement. On peut considérer qu’il y a quelques longueurs, quelques redondances (il n’y pas de rebondissements spectaculaires, c’est juste un quotidien ordinaire dans une entreprise hors-normes qui est décrit) mais peut-être cette approche immersive était-elle nécessaire pour bien comprendre ce qu’est la toxicité des autres pour une femme « égarée » dans un monde masculin, laquelle ne saurait se résumer en une centaine de pages. Côté dessin, Beaton possède un style bien à elle, plutôt avenant dans ses rondeurs « toonesques », avec quelques imperfections qui reflètent assez bien ses doutes et sa fragilité intérieure.

L’air de rien, « Environnement toxique » fait le taf en nous montrant comment, sans jugement, en suscitant l’empathie du lecteur quel que soit son sexe, le système patriarcal reste redoutable dans sa propension à réifier cette moitié de l’humanité longtemps considérée comme le « sexe faible », et qu’à côté de sujets plus graves comme le viol et la violence faite aux femmes, il y a aussi cette violence morale silencieuse dont on parle plus rarement, cette connivence des mâles assez malins pour rire « en meute » de leurs blagues graveleuses mais rarement assez téméraires pour affronter leurs consœurs sur le même terrain. Plus globalement, cet ouvrage évoque les violences muettes, des plus ordinaires au plus graves, résultant de pratiques sociales et environnementales néfastes, dont le socle commun pourrait bien être cette « virilité toxique » induite par ledit patriarcat.