Porte-poisse
de Margaret Wild

critiqué par Eric Eliès, le 10 avril 2023
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Poème romanesque ou récit poétique sur les désarrois de l'adolescence, à travers une succession de points de vue
Ce livre, qui se présente sous l’apparence d’un recueil de textes poétiques, est une sorte de portrait de groupe (des adolescents et leurs familles) saisi à travers une succession de monologues intérieurs et de pensées fugaces. Le ton est déconcertant : on a initialement le sentiment d’une suite de digressions futiles et sans intérêt mais très rapidement, si on fait l’effort de poursuivre la lecture, on se laisse rapidement happer par le talent de l’auteure qui, à petites touches, jette un regard intime et subtil sur les troubles et désarrois de l’adolescence, tout en esquissant des récits familiaux qui s’imbriquent dans une histoire à la fois dure et touchante, qui s’achève en un heureux (et inattendu) happy-end ...que je vais m'efforcer de ne pas dévoiler !

Envolée [Serena]

Quand Serena avait sept ans,
elle a fait une fugue
- jusqu’au bout de la rue.
Elle a pris sa tirelire,
Son lapin vert dépenaillé
Et un sandwich.
Cette fois elle boucle un sac,
prend toutes ses économies
et laisse à ses parents
une carte avec des indices
mystérieux.
S’ils veulent s’en donner la peine,
ils apprendront
qu’elle s’est envolée
pour une île déserte.

***

Laisse-le tomber [Ginnie]

Charlie souvent me pose des lapins
Quand il me donne des rendez-vous.
Il n’arrive pas quand il devrait
Et n’hésite pas à laisser Ginnie
Attendre une heure entière
Devant l’Hôtel de Ville.
On raconte que pour un pari
Il a sauté du haut d’un pont,
Une rumeur qu’en souriant
Il se refuse ou même à confirmer.
« C’est un égoïste, dit-on de lui,
Bien peu sérieux
Et vraiment dingue. »
« Laisse-le tomber, lui conseille-t-on,
Avant qu’il te laisse choir. »
Mais Ginnie ne veut rien entendre.
Lorsqu’elle est avec Charlie,
Elle rayonne de bonheur.

Même si ce livre est publié dans une collection de littérature générale (avec une couverture et une présentation en 4ème un peu biaisées, voire racoleuses, qui donnent la fausse impression d'un récit narrant les aventures d’une « lolita » délurée), les romans de l’auteure, Margaret Wild (qui semble très connue en Australie), s’adressent tout d’abord à la jeunesse et il ne fait aucun doute que, même si le ton est parfois grave, ce texte peut toucher de nombreux adolescents et les initier également à une écriture « poétique » (même s’il ne s’agit pas de poésie), car il parvient à effleurer les zones d’ombre de l’indicible des sentiments (tous ces mots qu’on retient et toutes ces choses qu’on ne sait pas dire) et à faire ressentir les non-dits, par exemple dans les pensées de la mère d’un garçon, Ben, qui va mourir par accident dans une dispute :

Attendre [la mère de Ben]

Elle a peur pour son fils
qui traîne la nuit dans la ville.
Peur qu’il se fasse
attaquer
poignarder
assassiner

Mais elle a peur aussi de lui communiquer
son anxiété.

Elle sourit et lui demande :
« Ne rentre pas trop tard »
Puis elle va au lit
et guette dans le noir
si bien que quand la clef de Ben
tourne dans la serrure
il ne se doutera pas qu’elle l’attendait.

***
La mère de Ben >>> cœurs

Les cœurs ne se brisent pas comme ça :
C’est trop facile, c’est trop rapide,
comme une assiette
qu’on laisse tomber.

Les cœurs, ça se broie,
Ça se taillade.
Ca saigne
partout
jusqu’au moment où la douleur
est si intolérable
qu’on voudrait s’arracher la tête

Le personnage principal du récit est Ginnie, une lycéenne de 16-17 ans qui vit avec sa mère, et sa petite sœur légèrement trisomique, Grace, qui s'exprime avec une spontanéité touchante. Toutes trois sont toujours en contact avec le père (que Ginnie surnomme le « Salopard ») qui les a quittés à la naissance de Grace pour refaire sa vie avec une jeune femme, Stella, qui s’efforce de se faire accepter par Ginnie et Grace. Ginnie a plusieurs amies au lycée (Connie, Suzon, Serena) et un petit ami, Charlie. Tous ces êtres, y compris les adultes, présentent des fêlures et dissimulent en eux des espoirs inavoués et des peurs refoulées. Après le suicide, qui demeurera inexpliqué, de Charlie, Ginnie va culpabiliser de n'avoir rien vu et va partir à la dérive, se mettant à fréquenter une bande avec laquelle elle sort la nuit et s’enivre régulièrement... Entourée par l'amour de sa mère et de sa soeur, et même de son père (le Salopard, qui a conscience de ses torts), Ginnie va progressivement se reconstruire, mais tous les incidents qui l’entourent lui valent une mauvaise réputation, dont elle aime jouer, et un surnom de « porte-poisse ». L’histoire est racontée à travers de courtes scènes ou des monologues intérieurs, en alternant les personnages et les points de vue, comme si le lecteur plongeait tour à tour dans le tête de chacun des protagonistes, adolescents ou parents, tous désemparés ou ébranlés par les épreuves de la vie (décès, séparations, espoirs déçus, etc.). Dans une succession de moments saisis sur le vif, l’auteure, avec un ton à la fois léger et profond, aborde des thèmes graves : celui du handicap, du couple, de la parentalité (avec un vibrant hommage rendu aux mères !), du passage de l’adolescence à l’âge adulte mais aussi de l’âge adulte à la vieillesse, de l’amitié, de la découverte de l’amour, de l'homosexualité (deux amies de Ginnie se mettent en couple lesbien), mais aussi du deuil, de la séparation, de la culpabilité, de la mort et du souvenir… C’est un livre original dans sa forme, qui peut décontenancer, mais il est en fait à la fois accessible et extrêmement riche ; non dénué d’une certaine dureté psychologique, il m’a un peu fait songer à « La cicatrice » de Bruce Lowery, que j’avais lu en lecture imposée au collège, en classe de troisième.