Le monde visible: Les aventures du réel
de Luc Dellisse

critiqué par MICHEL.ANDRE, le 21 février 2023
( - 69 ans)


La note:  étoiles
Un art de vivre
Romancier, nouvelliste, poète, Luc Dellisse est également un essayiste prolifique et original. À l’instar de ses derniers ouvrages de fiction, ses plus récents essais sont organisés en une série de textes courts. D’emblée conçus pour composer un ensemble, ils mettent en lumière les multiples facettes de leur thème commun. Dans Libre comme Robinson, il s’agissait des conditions pratiques de la liberté dans une société où elle est menacée. Dans Un sang d’écrivain, de ce que représente écrire dans un monde où la littérature n’occupe plus une place centrale. Le sujet de l’essai qu’il vient de publier, Le Monde visible, est plus général et ambitieux. Dans cet ouvrage, Luc Dellisse développe toute une philosophie, une manière d’être au monde, un art de vivre.

En quoi celui-ci consiste-t-il ? Une de ses composantes essentielles est révélée dès le titre. C’est le parti pris résolu de vivre dans le monde visible, c’est-à-dire le monde que l’on voit, car « l’expérience sensible permet d’atteindre à un niveau de vérité bien plus grand qu’il n’est généralement convenu », mais aussi, plus profondément, le monde réel, invisible aux yeux de ceux qu’aveuglent les illusions métaphysiques ou les mensonges de la société : « Les êtres humains, en général, ne tiennent pas particulièrement à regarder autour d’eux. Ils préfèrent vivre dans la réalité virtuelle, c’est-à-dire dans un univers fictif que les habitudes, les religions, les rumeurs et les fables substituent depuis toujours au monde immédiat ».

Un autre élément central est un effort concerté pour mettre dans son existence l’unité qui ne s’y trouve pas naturellement, quand tout nous encourage à la dispersion : « Unifier sa vie. Tout notre effort, conscient ou non, devrait viser à atteindre ce but, pour arriver à choisir, et non à subir, nos conduites, et à distinguer l’essentiel de l’accessoire ». Ceci n’est pas possible sans conquérir et conserver une forte liberté (un des mots qui reviennent le plus souvent dans le livre), entretenir son esprit critique et entraîner cette faculté mal comprise et appréciée qu’est la mémoire : « Le but de la mémoire développée n’est pas d’enregistrer un maximum de choses, d’être un érudit, de savoir des milliers de pages par cœur. La finalité réelle est de préserver ou d’améliorer la vivacité de son esprit, c’est-à-dire sa mobilité, sa capacité d’intégrer des données nouvelles ».

En même temps qu’il expose à petites touches l’art de vivre qui est le sien, Luc Dellisse fait le récit de la manière dont il l’a construit, à l’occasion d’une série de découvertes et de révélations. Comme ses précédents essais, Le Monde visible possède donc une forte dimension autobiographique, dans les limites où l’on peut ainsi qualifier la reconstruction par l’imagination d’un certain nombre de moments symboliques. Le récit en question entremêle, dans le désordre, les images de trois grandes phases : une enfance largement marquée par l’ennui (son évocation nous vaut des pages d’une rare puissance tragico-comiques sur des soirées de télévision obligatoire en famille), heureusement illuminée par la lecture ; une longue jeunesse nomade sous le signe de l’aventure (notamment amoureuse) dans les marges de la société ; un âge mûr tardif marqué par une forme de stabilité sentimentale et professionnelle, pour peu qu’on consente à appeler « profession » l’activité d’écrivain. Le fil solidarisant ces trois périodes, c’est celui de la lecture et de l’écriture, toujours présentes et le centre de son existence.

D’autres éléments de continuité se manifestent au prix de légères mutations : la pauvreté subie des premières années se transforme avec le temps en sobriété voulue et assumée, l’aventure cesse d’être un fait objectif pour devenir un état d’esprit. Dans l’ensemble, l’idée de Luc Dellisse semble être que son étrangeté au monde durant son enfance et sa jeunesse l’a paradoxalement aidé à établir plus tard avec la réalité un lien que beaucoup ne parviennent pas à nouer.

Ceux qui connaissent son œuvre retrouveront dans les textes où se monnayent ses souvenirs un peu fictifs et les enseignements qu’il a tirés de la vie des thèmes familiers : l’éloge de la vitesse (« Le projet d’être rapide et le projet d’être heureux sont étroitement liés »), l’attachement à la langue française, l’aversion envers les utopies et la violence, la méfiance à l’égard des aspects les plus inquiétants de la modernité, stigmatisés dans un hommage aux deux visionnaires qu’étaient à cet égard l’auteur de science-fiction Philip K. Dick et l’essayiste-satiriste Philippe Muray. Dans Le Monde visible, il est aussi très souvent question de l’amour, dont Dellisse distingue, à côté de l’amour conjugal, trois formes trop souvent confondues : le désir physique, l’amour-sentiment et la passion, « un ferment de destruction pure ».

Pour la première fois sous sa plume, il est aussi question, à plusieurs reprises, de la mort, dont il n’aime guère l’idée mais ne veut pas faire toute une affaire : « Il n’y a pas de sentiment plus éloigné de moi que l’inquiétude métaphysique. L’idée que la vie ne sert à rien n’a aucun prix à mes yeux. Évidemment qu’elle ne sert à rien. C’est même ce qui fait son intérêt [...]. Quant aux gens qui considèrent que la mort est un mystère, ils m’étonnent. Il n’y a pas l’ombre d’un mystère dans le fait que la machine s’arrête tôt ou tard ». Contre Socrate, pour qui vivre c’est se préparer à mourir, Luc Dellisse défend une vision de la vie résolument centrée sur la simple joie d’être en vie et au monde. Davantage encore que celle des stoïciens et des épicuriens de l’Antiquité (pour qui la mort n’était rien, mais qui en parlaient sans cesse), c’est la vision s’exprimant dans le paganisme (« la seule forme de spiritualité que je comprenne ») tel qu’il l’entend : « Le paganisme, dont je sens l’existence battre en moi comme l’eau sous la glace, touche à la divinité du soleil et de la pluie, aux nymphes des fontaines, aux arbres et aux vins, aux muses de l’écriture, au ravissement du plaisir, aux surprises de la marche et du sommeil – à tout ce qui transforme les pièges du temps en sentiment d’éternité ».

Le Monde visible n’est ni un traité de philosophie morale, ni un manuel d’auto-développement. En raison de la façon dont il aborde son objet et de la qualité stylistique de sa langue, c’est une œuvre de littérature qui s’inscrit dans le sillage d’une double tradition française d’écrivains moralistes et de romanciers psychologues, dont on entend des échos de la voix tout au long du livre : réflexions associant le plus profond et le plus concret à la manière de Montaigne et Pascal, tournures de phrase rapides ou elliptiques rappelant celles de Stendhal et Valéry et, comme chez Proust, un usage inventif des qualificatifs (« le chant glacé des oiseaux ») et des description d’une grande précision physique, comme cette évocation de l’atmosphère des églises : « l’odeur de cave de l’encens, la crasse incrustée dans les vitraux, les bancs aux craquements d’arthrite, la petite sonnette toujours sémillante ».

On n’en conclura pas que le livre nous propose une morale d’artiste. « J’ai du mal à croire, souligne Luc Dellisse, qu’exercer un métier […] remplir ses devoirs civiques suffise à donner du prix à la vie. Mais la pratique d’un art, même poussé aussi loin que possible, n’y suffit pas non plus. Écrire, peindre, composer […] sont des moyens et non des fins […] Si la poésie permet dans une certaine mesure de se dépasser et d’éclairer le cercle autour de soi, c’est parce qu’elle nous redonne le sens premier des choses, non parce qu’elle les transcende ». La poésie, la littérature et l’art figurent parmi les plus puissants moyens pour nous hisser au-dessus de nous-mêmes, mettre de l’ordre dans notre vie, tisser avec le monde et les autres une relation riche et solide.

L’art de vivre décrit dans Le Monde visible est trop lié à la personnalité de l’auteur, à son histoire et la façon dont il se la remémore imaginativement pour pouvoir être appliqué tel quel par tous. Mais une des leçons implicites de l’ouvrage est que chacun doit inventer le sien. Pour ce faire, ceux qui cherchent à conférer à leur vie l’intensité, le sens et la plénitude que l’existence ne fournit pas spontanément trouveront une précieuse source d’inspiration dans ces pages. La lecture de celles-ci leur procurera de surcroît le plaisir indissociablement intellectuel et littéraire qu’apportent les meilleurs essais personnels.

Michel André