Le chaos en spectacle
de Lea Nagy

critiqué par Kinbote, le 6 janvier 2023
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Le monde selon Lea Nagy
Née en 2000, Lea NAGY a déjà eu trois recueils publiés à Budapest en langue hongroise. LE CHAOS EN SPECTACLE, paru aux EDITIONS DU CYGNE, est son premier ouvrage traduit à l’étranger, en français, par Yann CASPAR et préfacé par Patrice KANOZSAI.

Il s’agit d’une trentaine de poèmes amples partagés en trois sections, "Phrases perdues", "Avec eux, une fois" et "Demi-mots", entrecoupés de citations et de dessins, pour porter un regard sur le monde placé sous le désordre d’un chaos calme, pour reprendre le titre d’un roman de Sandro Veronesi, et comme empreint d’une terreur douce.

Avec une maîtrise poétique rare, Lea Nagy dit comme à demi-mots, mais en jouant sur tous les modes poétiques, un monde en manque : d’une ligne temporelle (plus assurée), d’un Dieu (plus présent ; lire son beau poème Croire), d’une présence d’autrui plus affirmée, d’un « sol temporel » moins « mouvant » – qui lui fait préférer mentalement l’univers aquatique ou aérien. Le monde selon Nagy est parfois vu en contreplongée avec le rêve de « voler au-dessus de l’univers » ou par-dessous, comme si ces manières de voir traduisaient le désir de fuir une planète trop uniforme par le haut ou par le bas, vers ce lieu où « la tête du faucon, sa grandeur, / se voit depuis le fond de la mer ».

Comme elle l’écrit dans un texte, « le silence est terrible » et « la voûte céleste est bruyante ». Le fleuve file, « les bateaux courent », « les minutes s’évaporent », écrit-elle dans un autre poème, sur le Danube, ce fleuve-monde d’Europe centrale.

Lea Nagy fait état d’une singulière prescience du temps passé mais surtout du temps qui passera, de l’intemporel et de l’éphémère, dont elle tire tous les sucs et dépits à l’aune de l’impermanence des choses : le sans fin, l’inachevé l’inquiète autant qu’ils la rassurent sur l’existence de l’éternité.

La multiplicité des points de vue est requise pour appréhender le théâtre de l’espace-temps sous tous ses angles. La nécessité de tout mettre sens dessus dessous s’impose à elle pour retrouver un cap, une allure à la marche de l’humanité.

Cet état des choses que sa poésie relève ne fait pas verser la poète du côté des lamentations, de la plainte narcissique, de l’expression d’un manque affectif ou sentimental, qu’on ne lit que trop. Comme l’écrit Patrice Kanozsai dans la préface, elle enregistre les manifestations du monde avec une précision mathématique, « dans le sens de la froideur de l’expression ». Sans doute parce que c’est la surprise, l’étonnement philosophique face à ce qui (lui) arrive qui prime sur un repli sur soi ou l’expression des états d’âme d’un moi qui serait sans vision, sans questionnement existentiel et se contenterait de ressasser des clichés. Si elle revendique un bégaiement (« Nous bégayons tous, chacun à notre façon »), c’est consciente qu’il n’y a pas de formulation toute faite pour dire d’emblée le désordre des choses.

Nagy n’a pas assez de tous ses sens pour rendre compte de ce qui vient à elle, s’expose, et stimule une réponse littéraire sans solution d’ensemble autre qu’une vision poétique éclatée et forcément unique.

Un recueil de la lecture duquel on sort plus inquiet, mais comme lavé de tous les a priori qui jusqu’alors nous contentaient à bon compte, porteur d’un regard neuf, accru, et muni de clés pour forger notre propre appréhension du monde.

Un recueil riche, donc. Et une poétesse précieuse.