Histoires bizarroïdes
de Olga Tokarczuk

critiqué par Eric Eliès, le 2 janvier 2023
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un chef d'oeuvre de la littérature fantastique contemporaine, où passe le souffle - étrange et inquiétant - de l'Ange du Bizarre
Autant les prix Nobel récemment attribués à Bob Dylan et Annie Ernaux me semblent avoir été décernés à contresens de ce qu’incarne (à mes yeux en tout cas) la littérature, autant je suis reconnaissant à l’académie Nobel de m’avoir permis de découvrir une écrivaine polonaise que je n’aurais sans doute jamais eu la curiosité de découvrir sans cette mise en lumière.

Ce recueil de nouvelles, à la couverture très réussie car elle reflète parfaitement l’ambiance de savoirs secrets et d’inquiétante étrangeté des différents récits, ressuscite l’atmosphère, où affleure une certaine cruauté, des contes et domaines mystérieux, à la lisière de notre monde, où s'embusque l’Ange du Bizarre, comme Poe l’avait surnommé. Le talent d’Olga Tokarczuk est de ne pas se contenter de renouveler une certaine tradition littéraire de la nouvelle fantastique, en l’inscrivant dans la quotidienneté du temps présent ou de notre futur proche, mais de l'enrichir par une approche psychologique d’une remarquable densité. Son écriture, d'une fausse simplicité, joue avec les non-dits et les évidences implicites, qui ne peuvent être pleinement compris avant la chute finale, pour dévoiler progressivement la part de vérité cachée dans les plis du récit, mais elle n’apporte toutefois jamais toutes les réponses voire même, au contraire, ouvre des perspectives inattendues et extraordinaires. La part d’ombre est consubstantielle au récit et, contrairement à Poe qui aimait apporter des conclusions rationnelles à ses contes et histoires fantastiques, Tokarczuk entretient une ambiguïté permanente. Cette manière de faire, qui joue beaucoup avec la psychologie, m’a parfois fait songer à certains textes de Richard Matheson ou de Ray Bradbury. Ce rapprochement avec des auteurs souvent qualifiés d’écrivains SF n’est pas incongru car Tokarczuk aime immerger le lecteur dans des univers futuristes, où l’étrangeté naît des conséquences non maîtrisées des progrès technologiques, notamment le clonage et les techniques médicales qui sont au cœur de six des dix nouvelles du recueil.

Il est difficile d’évoquer davantage les nouvelles sans risquer d’affaiblir le plaisir de lecture en dévoilant excessivement (ce que des CLiens m’ont parfois reproché – à juste titre - dans mes présentations) la trame narrative de chaque récit mais je vais néanmoins essayer de vous donner en quelques mots une idée de l’étendue du talent de conteuse d’Olga Tokarczuk, dont l’imagination et le talent d’écriture me semblent dignes des plus grands maîtres de la littérature fantastique, qu’elle enrichit d'une dimension psychologique qui interroge les inquiétudes contemporaines et les fragilités de la condition humaine, notamment l’incommunicabilité entre les êtres et la quête de sens dans un monde qui nous échappe...

- Le passager : malgré tous les efforts de ses parents pour le rassurer, un enfant est persuadé qu’une présence est embusquée dans les ténèbres de sa chambre. Bien plus tard, il comprendra enfin…

- Les Enfants verts : cette nouvelle, l’une des plus longues, est singulière car elle est la seule à se dérouler dans une époque passée. Elle se présente comme le récit d’un médecin français du 17ème siècle, missionné au service de Jean II Casimir, roi de Pologne, qui était alors un pays ravagé par la guerre et les invasions. Accompagnant le roi dans un périple à travers le pays, il se retrouve, suite à une mauvaise blessure, isolé dans un château avec charge de veiller sur deux mystérieux enfants à la peau verte, découverts fortuitement, qui semblent être des créatures de la forêt et détenteurs d’un mystérieux savoir sur un autre monde…

- Les bocaux : la nouvelle la plus courte et la plus légère du recueil, qui narre l’étrange vengeance post-mortem d’une vieille femme polonaise sur son fils, qui a toute sa vie squatté la maison familiale et passé son temps devant la télé en buvant cannette de bière de bière sur cannette de bière…

- Les coutures : un vieil homme, récemment veuf, découvre d’étranges changements dans les objets quotidiens et s'interroge sur sa santé mentale…

- La visite : un couple de clones vient prendre le thé chez sa "voisine", une famille de quatre clones et un enfant…

- Une histoire vraie : l’histoire la plus cruelle et la plus noire du recueil, qui décrit les malheurs d’un honorable professeur qui a voulu venir en aide à une clocharde, tombée évanouie dans l’indifférence générale des passants…

- Le cœur : les étranges conséquences et implications d’une greffe de cœur chez un vieil homme à la retraite, qui devient soudain avide de comprendre et connaître l’origine du greffon…

- Le « transfigum » : dans un monde légèrement futuriste, les progrès médicaux permettent désormais à des individus de dépasser les limites du genre humain, pour retourner à l’animalité…

- La montagne de Tous-les-Saints : une psychologue découvre la vraie raison du programme de tests qu’elle mène en secret sur des enfants dans une institution religieuse au coeur des montagnes suisses....

- Le calendrier des fêtes humaines : après une catastrophe écologique provoquée par l’humanité (qui a libéré dans les océans des bactéries dévoreuses de plastique qui se sont ensuite disséminées sur toute la Terre), l’équilibre a été rétabli grâce à la venue d’un nouveau Messie, qui fait désormais l’objet d'un culte rituel et de toutes les attentions médicales pour le maintenir en vie, depuis plusieurs siècles…