Identités plurielles
de Suzy Cohen

critiqué par Débézed, le 31 décembre 2022
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
"Suzanne t'emmène chez elle..."
Ce recueil se compose de poèmes souvent assez longs construits avec des vers, eux, souvent très courts qui évoquent principalement la pluralité originelle : le lieu de naissance et le lieu de résidence après l’exil, l’arrachement plutôt en ce qui concerne Suzy. « Je suis née / Un jour je ne sais où / Car j’habite le monde / Et toutes les cultures / … », « … / Je suis née d’un poème / Sous le ciel d’Ifrane / Je suis née des exils / Et des voies sans issues / … ». Suzy est née au Maroc et elle vit à Bruxelles, son héroïne évoque ce déracinement et le difficile enracinement dans une autre terre, une autre culture. « Déchirée entre deux cultures / Elle n’en acceptait pas l’augure ». « Sur cette terre où tout est si furtif / Je pense à l’arbre de mon enfance / Un majestueux amandier / … ».

Avec ses vers courts, Suzy crache ses mots qu’elle arrache du fond de ses tripes là où habituellement dansent les papillons. Dans ses vers, elle vomit l’exil imposé, elle évoque la terre abandonnée, elle décrit sa crainte d’aborder une autre terre. L’Afrique est accrochée à son cœur et elle ne peut s’en séparer. Son épopée personnelle n’occulte en rien la saga du peuple juif broyé par la guerre, la Shoah est agrippée au cœur de son recueil comme à son propre cœur.

Ce recueil est aussi un hommage à celui qui l’a emporté sur les rimes de ses vers, vers un autre monde celui de la musique des mots, « Emporte-moi / Vers la divine musique / De tes mots ». Le poète qui l’a abandonné, mort peut-être ? « Pourquoi es-tu parti / Me laissant ainsi / Désarmée / Quel sale coup ». L’amour est mort, un autre abandon encore que la mémoire n’effacera jamais, « Quand le feu rencontre le feu / rien jamais n’éteint le brasier / On se retrouvera ». Après l’exil et l’abandon, vient la maladie et l’amputation, « … / cette idée délirante / Ne m’était guère venue / Que l’on m’amputerait vivante / Me laissant ainsi nue / Je me réveillerai amazone étourdie / … ».

Ce poème c’est un peu l’Odyssée de Suzy : l’exil, le déracinement, l’adoption d’un nouveau pays, d’une nouvelle culture, l’amour perdu, l’amie disparue, les errances pélagiques, la maladie, le vieillesse, la fin qui se rapproche, le bilan d’une vie en un toast porté à tous ceux qui ont pourri sa vie, un toast violent, amère, acide. « Je bois à la santé de tous les peigne-culs / Qui oublient de se vanter / Que leur femme est cocue ». Et, comme un mot de la fin, un adieu définitif, « … / La vie c’est ça mon pote / Tu t’éveilles en sursaut / Et te voilà au tombeau / … ».

Un témoignage de ce que fut sa vie et celle de sa communauté déplacée mais aussi un message de vie qu’il faut vivre malgré les embûches avec les petits bonheurs grappillés. « Pourtant t’es encore beau / Te disent les corbeaux » dans ce joli jeu de mots. J’ai aimé tout ce que Suzy a mis dans ses vers, son cœur, ses tripes, sa colère, ses joies, ses peines, son désespoir, son espoir, son amour, son inquiétude de la fin qu’elle affronte malgré tout avec une certaine sérénité. Une vie en un recueil ! Un poème mémoriel qui se clôt avec un clin d‘œil à Leonard Cohen et sa célèbre chanson Susan que j’aime tellement, Susan comme Suzy, comme Suzanne …

« Suzanne t'emmène chez elle près de la rivière
Tu peux entendre les bateaux qui s'en vont
Tu peux passer la nuit à ses côtés
Et tu sais qu'elle est à moitié folle
… » (traduction française par Leonard Cohen).