L'invention de la nature: les aventures d'Alexander von Humboldt
de Andrea Wulf

critiqué par Poet75, le 26 décembre 2022
(Paris - 67 ans)


La note:  étoiles
Un naturaliste visionnaire
Nul besoin d’être un scientifique accompli pour lire avec intérêt et non sans profit ce livre consacré au naturaliste Alexander von Humboldt (1769-1859) et à son influence. Le nom de cet explorateur naturaliste et géographe allemand fut mondialement célèbre, ses écrits eurent un énorme retentissement et furent à l’origine de plus d’une vocation, avant de disparaître plus ou moins de la mémoire collective, en tout cas de manière explicite, sans doute à cause des deux guerres mondiales du siècle dernier qui engendrèrent, dans de nombreux pays, un profond sentiment antigermanique.
Aujourd’hui, fort heureusement, plus rien n’empêche de rendre à Humboldt ce qui lui appartient et la lecture du livre très documenté d’Andrea Wulf nous fait découvrir non seulement un explorateur et un scientifique mais un visionnaire dont les découvertes et les intuitions rejaillissent, de bien des manières, jusqu’à notre temps. Pour ne prendre qu’un exemple, l’idée-force que le pape François plaça au cœur de son encyclique Laudato Si de 2015, la conviction selon laquelle « tout est lié » dans notre monde et, même, pourrait-on dire, dans l’univers entier, ce n’est pas lui qui en est l’initiateur, mais bel et bien Alexander von Humboldt. C’est ce dernier qui fut le premier, comme l’écrit Andrea Wulf, à comprendre que tout est relié comme par « des milliers des fils » et il est fort regrettable que son nom ne soit pas même mentionné dans le texte papal.
Alexander von Humboldt sut mettre à profit les deux grandes expéditions qu’il put mener à bien au cours de sa longue existence : l’une en Amérique, alors qu’il était jeune, de 1799 à 1804 ; l’autre, bien plus tard, en Sibérie en 1829. Il rêvait d’une autre expédition qu’il voulait faire dans l’Himalaya, mais qu’il ne put réaliser pour des raisons de géopolitique. Andrea Wulf raconte abondamment et avec force détails la moisson de découvertes que fit le naturaliste durant ses voyages, découvertes qui lui servirent de bases pour les ouvrages qu’il écrivit quand il fut de retour en Europe : ses relations de voyages, qui furent couronnées de succès, et son œuvre la plus ambitieuse, son Kosmos dont l’ambition était d’établir une « description physique du monde » dans sa globalité.
Si le mot « écologie » fut inventé, plus tard, par Ernst Haeckel (1834-1919), lui-même admirateur de Humboldt, c’est bien ce dernier qui en perçut les fondements. En voyageant en Amérique du Sud puis du Nord, il fut frappé par l’impact humain sur l’environnement, les déséquilibres créés par l’homme, par ses choix destructeurs. Il fut anti-colonialiste et anti-esclavagiste. Pour lui, il y avait un lien étroit entre le colonialisme et l’esclavagisme d’une part et la destruction de l’environnement d’autre part : « Il critiquait, écrit Andrea Wulf, l’injuste répartition des terres, la monoculture, la violence contre les populations autochtones et les mauvaises conditions de travail des Indiens ».
En Amérique du Sud et, en particulier, en Equateur, il mena des études précises sur les écosystèmes et fit des découvertes qui font encore autorité de nos jours. Mais il s’efforça toujours de penser le monde dans sa globalité et fut, de ce fait, à contre-courant des pratiques de nombreux scientifiques de son temps qui se spécialisaient, de plus en plus, chacun dans son domaine particulier : « Au moment où la science s’éloignait de la nature pour s’enfermer dans les laboratoires et les universités, séparées en disciplines étanches, Humboldt regroupait tous les domaines que les scientifiques professionnels voulaient séparer. » Et quand il écrivait, il s’efforçait souvent de le faire pour un large public et non pas seulement « pour des savants dans leur tour d’ivoire. » D’ailleurs, s’il écrivait des textes dont la valeur scientifique ne pouvait être prise en défaut, il ne se privait pas, pour autant, d’y mettre de la poésie. Pour lui, ce n’était nullement contradictoire.
Comme le rapporte longuement et avec précision Andrea Wulf, son influence fut considérable, non seulement de son vivant mais également après sa mort. Il se lia d’amitié avec François Arago (1786-1853) et d’autres savants, mais aussi avec Goethe (1749-1832) qui raffolait de ses écrits et de sa compagnie. Il se lia avec Simon Bolivar (1783-1830) avant de désavouer sa propension à l’autocratie, tout comme avec le président américain Thomas Jefferson (1743-1826) avec il fut toutefois en total désaccord sur la question de l’esclavage. Sur le plan scientifique, il influença grandement de nombreux biologistes, naturalistes et explorateurs, à commencer par Charles Darwin (1809-1882), grand lecteur de Humboldt, mais aussi George Perkins Marsh (1801-1882), Ernst Haeckel (que j’ai déjà mentionné) et John Muir (1838-1914). Tous ont contribué, pour une part, à une meilleure compréhension de la nature et des dangers qu’elle encourt du fait des actions des hommes : « Humboldt avait compris les dangers que connait la nature. Marsh avait rassemblé des preuves et construit un argumentaire convaincant, mais ce fut Muir qui éveilla les esprits aux enjeux environnementaux, aussi bien dans la sphère politique qu’auprès du grand public. »
Cependant, puisque tout est lié, l’influence de Humboldt ne se limita pas aux seuls explorateurs et scientifiques. Des artistes aussi s’en inspirèrent, même si c’est par ricochets, comme le verrier Émile Gallé (1846-1904) qui trouva des motifs intéressants dans les travaux de Ernst Haeckel. Quant à Jules Verne (1828-1905), « il se servit amplement des descriptions de l’Amérique du Sud de Humboldt dans sa série des Voyages extraordinaires. Il prit d’ailleurs soin de faire figurer les œuvres complètes de Humboldt dans la bibliothèque de son Capitaine Nemo.