Route Des Indes
de E.M. Forster

critiqué par Myrco, le 29 janvier 2023
(village de l'Orne - 74 ans)


La note:  étoiles
une lecture qui interroge
Ecrivain britannique majeur du XXème siècle, Edward Morgan Forster ne sera que tardivement révélé au public français grâce aux adaptations cinématographiques de ses romans, notamment le film éponyme de "Route des Indes" réalisé par David Lean et sorti en 84;
Le présent roman tire sa substance de deux séjours de l'auteur en Inde, le premier juste avant la première guerre mondiale, le second au début des années 20, séjour de plusieurs mois au cours duquel il exerça en tant que secrétaire d'un maharadja.
"Route des Indes" publié en 1924 est son ultime roman considéré comme le plus abouti, peut-être avec "Howards End".

Deux anglaises débarquent dans la ville de Chandrapore dans une province centrale sous administration britannique directe. L'une est Mrs Moore, une dame âgée mère du magistrat de la ville, l'autre une jeune femme, Miss Adela Quested, en instance de fiançailles avec ce dernier. Toutes deux sont choquées par le comportement de leur communauté envers la population autochtone (ses élites) et manifestent leur souhait de connaître la "vraie Inde".
Une rencontre fortuite de Mrs Moore avec le docteur Aziz, médecin musulman cultivé, doublée de celle avec Fielding, proviseur anglais du collège indien, humaniste étranger à toute forme de discrimination et un peu en marge de sa communauté, va leur permettre d'établir le contact souhaité.
Une visite des grottes de Marabar organisée par Aziz dans le but d'être agréable aux deux dames - visite qui constitue un moment charnière du récit - va donner lieu à un incident dont les conséquences multiples auront pour effet de mettre à mal les tentatives de rapprochement individuel et d'exacerber les tensions raciales existantes entre indiens et anglo-indiens...

L'ouvrage nous plonge dans la vision d'une Inde insaisissable et chaotique en proie aux prémices de l'indépendance et de la scission entre état hindou et états musulmans.

A première lecture, le thème central de l'oeuvre semble être, au travers d'amitiés vouées à l'échec (notamment entre Fielding et Aziz), l'impossibilité d'une connexion réelle entre occidentaux et indiens. Si le premier obstacle réside dans le mépris et l'arrogance humiliants des colons (surtout les épouses) vis à vis des autochtones, une attitude que Forster dénonce avec vigueur dans moult scènes édifiantes, la finesse de son analyse fouille bien au-delà dans la disparité des mentalités et des comportements en présence, source de nombreuses incompréhensions. Mais s'il porte un regard incisif sur cette société britannique expatriée, recroquevillée sur elle-même et excluante, il n'est guère plus bienveillant vis à vis de la société indienne, fracturée, cloisonnée, entre les castes, les religions, les sexes, non exempte de racisme en son sein. Certains traits attribués au tempérament indien, perçus comme négatifs, certains comportements des notables sont largement pointés du doigt.
Reste que face à cela, le positionnement de l'auteur ne m'est pas toujours apparu dénué d'ambigüité en ce sens qu'il semble d'une part moins condamner le bien-fondé de l'impérialisme britannique en lui-même que la manière dont il s'exerce, et d'autre part accréditer l'idée d'une possibilité de connexion en dehors d'un contexte dominant/dominé.

Ceci dit, le propos me semble aller bien au-delà de ce contexte politico-socio-culturel précis. Je dois avouer qu'au fur et à mesure de ma lecture, son interprétation s'est révélée beaucoup plus complexe que présagé au départ, le roman déployant une dimension philosophico-mystique, source pour moi de questions non tranchées qui m'ont laissée perplexe quant au sens du message.

Il importe d'avoir à l'esprit le titre original du roman "A passage to India" éponyme du titre d'un poème de Whitman (que Forster admirait), expression entre autres d'une aspiration à l'union spirituelle entre les êtres de races et de cultures différentes, en particulier entre Orient et Occident. Si Forster lui fait ici écho, il semble lui opposer l'impossibilité ou au mieux l'extrême difficulté de concrétisation d'une telle connexion.
Par le biais de personnages que caractérisent leurs positionnements religieux respectifs: Mrs Moore, la chrétienne guidée par l'amour du prochain, Aziz le musulman, Fielding l'athée,.Godbole l'hindouiste, l'ouvrage fait en effet une large place à la dimension spirituelle.
Whitman évoquait l'atteinte de cette communion entre les êtres comme l'accomplissement du dessein de Dieu. L'expérience négative de Mrs Moore dans les grottes ( le fameux écho qui renvoie tous les sons à la même chose, métaphore de l'unicité du bien et du mal ?) en anéantissant ses convictions religieuses renvoie à l'impuissance de sa religion à pouvoir réaliser cette communion. Dans l'esprit de Forster, l'hindouisme porterait-il plus l'espoir de réaliser cette communion en la sollicitant de Dieu lui-même et non des hommes ? Est- ce le sens des mots sans cesse réitérés du brahmane Godbole "Viens, viens "? Ce n'est évidemment pas un hasard si le troisième et dernier volet de l'ouvrage consacré en grande partie à la description de la fête hindouiste, projette au premier plan ce personnage jusqu'ici apparemment secondaire. Je ne sais trop qu'en penser dans la mesure où j'ai plutôt perçu certains aspects relativement grotesques de cette célébration.

Quelques remarques sur l'aspect formel: Bien qu'un peu noyés dans l'ensemble, certains passages ne manquent pas d'humour ( exemple la partie de polo pour ne citer que celui-là). D'autres qui témoignent de la profondeur de pensée de l'auteur et de sa propension à user d'une dimension symbolique m'ont paru assez hermétiques à première lecture; encore faudrait-il être en mesure de faire la part des choses entre l'écriture originale et l'imprécision d'une traduction datée (celle de Charles Mauron effectuée du vivant de l'auteur, la seule dont nous disposions) qui demanderait à être revue.