"Le sentiment du fleuve" occupe une place à part, il me semble, dans l’œuvre de François Emmanuel. Certes, il s’inscrit nettement dans la lignée policière et légère (les « romans d’été ») où il convient de ranger aussi "Le tueur mélancolique" et "La partie d’échecs indiens" (quoique…) mais on a aussi l’impression que l’auteur a ici, plus que nulle part ailleurs, cédé à la tentation du « lâcher prise », ce qui fournit à mon sens l’un de ses livres les plus jouissifs.
Jérôme Mortensen s’installe chez son oncle Isaïe, disparu, réputé mort. S’installe littéralement dans ses pantoufles, dans l’odeur de son tabac et les vapeurs de ses bières belges ; il endosse du même coup ses voisins d’immeubles, parmi lesquels sa voisine du dessus, la bruyante cantatrice Ursula (ses productions sonores intempestives de trois heures du matin sont-elles orgasmes fous, appels au secours ou simples vocalises ?), sa femme à tout faire Maria Félicia Concepción Almirada Valdes (engagée « tout exactement pareil » : « j’étais un peu son maître et déjà son esclave »…), sa chatte noire comme l’Erèbe, et ses dossiers. Car une plaque sur la porte de l’appartement ne laisse rien ignorer du statut de l’oncle : « Isaïe Mortensen, enquêtes. »
Et, comme le barillet dans le 9 mm parabellum, le disque vinyle tourne sur le vieil électrophone : "Time after time"… Comme si Jérôme réincarnait son oncle : « j’étais moi mais j’étais un peu lui peut-être ». Et les bières belges défilent : Triple Moine, Leffe Radieuse, Triple Westmalle… Si les bières sont souvent triples, l’univers de ce roman, plus que jamais, est double. Plus exactement « à double fond ».
Immeuble double : « il existait décidément dans cet immeuble une double réalité aux choses » ; immeuble meuble en quelque sorte, bâtiment mort en sursis comme toute construction humaine, entre célestes et terrestres menaces, entre effondrement et engloutissement…
Pays double : même s’il n’est jamais nommé, on reconnaît ce paradis de la bière et de l’arriéré judiciaire, « ce pays curieux où les trains n’arrivent jamais à l’heure », « où le temps est, prédisent-ils, variable », « un royaume moribond » où « la monarchie chancelle », « singulière et difficultueuse harmonisation de deux peuplades »…
Capitale double, politiquement parlant : du Royaume, mais aussi de « l’Empire », l’Empire (européen) où « on légifère comme on marchande, on échange des betteraves contre de la passementerie, des articles de loi contre des articles de lingerie »…
Capitale, ou tout simplement ville, double aussi dans sa structure même : François Emmanuel explore ici le vieux mythe de la double Bruxelles, de la ville sous la ville, de « l’envers de la ville », de la « cité obscure » où il nous entraîne, sur les traces de Jérôme Mortensen, par l’une de ces portes qui permettent d’y accéder comme à une quatrième dimension, là où coule cette rivière emmurée voici plus d’un siècle, là où l’on sent sa présence fluviatile, où l’on ressent avec acuité cette rumeur, cette hantise : "Le sentiment du fleuve"…
Enquête double : car, si Jérôme reprend comme au débotté l’enquête abandonnée par son oncle au moment de sa possible mort, la recherche de Carla Geishmer au profit de son mari Hieronymus (jumelée d’ailleurs avec la recherche, liée à la précédente par quel lien hermétique, des plans anciens de la « ville avant la ville »), c’est aussi à une enquête sur lui-même, sur son identité qu’il se livre. Se contentera-t-il d’être le clone de son oncle ou vivra-t-il vraiment sa vie ? Est-il possible, d’ailleurs, de vivre vraiment sa vie ?
Vie double : celle de Jérôme, certes, mais aussi toutes nos vies. « Entre semence et cendres », « toutes nos vies sont des palimpsestes ». Entre semence et cendres notre chair pensante, notre pensée vivante, vibrante, à chaque instant présente, toujours à mi-chemin, funambule de l’instant, araignée traversant l’abîme de sa vie palimpseste, sans cesse gommant, sans cesse réécrivant, le tracé de notre vie d’hier chaque jour de plus en plus ténu, effacé, illisible, celle d’aujourd’hui s’y surimprimant, lentement ébauchant les linéaments vagues d’un possible demain.
Roman double, bien sûr, qui, tout en nous apportant la jouissance, la jubilation d’un texte ironique, satirique, ludique, réussit en fin de compte à nous convaincre que, chez François Emmanuel, la réflexion sur le cœur de l’homme n’est jamais loin. Est-elle d’un romancier « léger » ou d’un moraliste « sérieux », cette phrase qui résonne comme un aphorisme taoïste : « Car les fins sont dans les commencements, les ascensions dans les chutes, le disparitions dans les coups de foudre, et l’effort à comprendre revient toujours à notre ébahissement de vivre » ? Oui, cet ébahissement d’être ici et maintenant et de pouvoir partager le rare plaisir que nous offrent de tels livres…
Lucien - - 69 ans - 14 avril 2005 |
Des livres de François Emmanuel que j'ai lus jusqu'ici, "Le sentiment du fleuve" est sans aucun doute le plus léger. On est bien loin de la terrible noirceur de "La question humaine" ou du "Retour à Satyah", ou des non-dits qui pèsent de tout leur poids sur les personnages de "La chambre voisine", un silence tellement dense qu'il en devient palpable, s'imposant au lecteur comme une sensation physique.
Sahkti a bien résumé l'intrigue du "Sentiment du fleuve" dans sa critique: la quête de Jérome Mortensen, sur les traces du mystérieux oncle Isaïe. Et en marge de cette quête, il y a le fleuve du titre, dont je me suis longtemps demandée où il était resté caché: vision fantasmatique du flot des souvenirs, transmis d'une génération à une autre, ou vision fantasmatique de la Senne qui coule, oubliée, sous les pavés bruxellois... Un livre à la lecture entraînante, très agréable, et où des interrogations, des émotions affleurent, se dérobent puis affleurent à nouveau...
Fee carabine - - 51 ans - 9 octobre 2004 |