Le mendiant sans tain
de Philippe Leuckx

critiqué par Kinbote, le 24 juillet 2022
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Un recueil de poésie pour les sans-abri, les sans-visage
Le lauréat du Prix Charles Plisnier a donné un beau recueil de poésie au Coudrier consacré aux mendiants, aux sans-abri, aux sans-visage.

On m’afflige de solitude

Aux heures les plus froides

Ne me protège que la peau

(…)

Ma peau n’est qu’un poème déserté

Qui m’inflige patience.

Le poète des visages, lévinassien, qu’est Philippe Leuckx fait résonner ici peau et poésie. Dans ces trente poèmes, il s’attache à dépeindre à la fois le mode de vie du mendiant, substantif qu’il préfère à l’acronyme SDF, et l’épreuve existentielle qui le sous-tend. Il interroge la transparence à laquelle est soumis l’homme à la rue pour redonner du teint à son visage et du tain aux surfaces derrière lesquelles on l’empêche de se voir autre qu’au fin fond de sa mémoire.

Nous vivons

Dans la plus pure des transparences

Mendiants sans tain

Plus d’une fois, le poète relève le paradoxe du mendiant à la face et au corps bâillonnés de linges à l’approche de l’hiver pour échapper au froid mais aussi aux regards, naviguant entre l’apparaître et le disparaître, l’opacité et la lumière, l’appétence et la privation de nourriture...

Novembre tire sur sa longe

Et je reste ainsi

Entre froid et souffle

À moins d’un mètre d’un vitrage

Qui se défend d’être pour moi

Tant il glace à frôler

Tant il me pèse au cœur

De n’être qu’un reflet

De l’autre côté de la vitre

Ou de la vie.

Invisibilisés, les sans-visage, écrit Judith Butler (la philosophe, auteure de Vie précaire), s’efforcent néanmoins d’émerger dans la sphère de l’apparaître ; ils cherchent à posséder ou à être un visage afin que pèse sur les autres une exigence éthique à leur égard.

Leuckx fait aussi dans ces textes jouer aire et air.

L’aire, c’est aussi bien la face humaine que le surface du trottoir, du miroir, de la vitre, l’espace enfermant le mendiant territorialisé et le contraignant au repli, le condamnant à ressasser son passé sans espoir de lignes de fuite vers un ailleurs, vers l’à-venir. L’air, par contre, c’est ce qui joue au-dessous et au-dessus, ce qui vient frapper l’étendue d’indifférence, éclater en bulles ou fondre en pluie, en signe d’espoir.

Le mendiant que je suis

Lèche la vitre de la vie

Le mendiant est celui qui quête l’amour, la lumière, le fleuve, celui qui, dans nos villes, sollicite l’attention, une forme même maigre de reconnaissance et qui nous renvoie, dérisoire reflet, à notre propre fond insondable, à notre vulnérabilité native, à ce qui par-delà les apparences nous confère le statut d’’humain.

Vivre en frère m’impose

De communier avec l’air

Avec la sébile qu’il tend au passant, c’est son âme que le mendiant offre à la vue de tous, au risque de la perdre. Dans cette expérience des limites qu’éprouve le mendiant au bout de lui-même, le poète trouve en lui un frère, un complice mutique. En guise d’obole, il lui donne ses mots en partage pour teindre le miroir d’humanité et éteindre l’obscurité où est plongé l’homme privé de visage.

Céder à l’âme je veux bien

La surprise et son angoisse

Sa sœur utérine

J’ai réagi vivement

Entre hasard et secousse

Pour un tain qui soit

Vrai

Un visage empli de soi

Sous le vent d’un mirage

Sachant bien que le vent saigne

Et s’abrège

En toute île en chaque mot

Le poète n’est-il pas de même que le mendiant celui qui traque l’être derrière le miroir, et qui permet les reflets ainsi que la subtile mécanique existentielle, ce qui autorise aussi bien à se révéler qu’à disparaître à soi-même ?

La préface est de Jean-Michel Aubevert ; les illustrations sont de Joëlle Aubevert.