Décadence fin de siècle
de Michel Winock

critiqué par Poet75, le 12 juillet 2022
(Paris - 67 ans)


La note:  étoiles
Une époque pleine de contrastes
La fin du XIXème siècle, précisément de 1880 à fin 1897, c’est-à-dire jusqu’à l’heure où s’exacerbent les passions autour de l’Affaire Dreyfus, cette période a exercé, depuis longue date, et exerce toujours, sur le lecteur insatiable que je suis, une particulière curiosité. Plus que de la curiosité, même, disons plutôt quelque chose qui tendrait vers la fascination. Les écrivains qui s’y sont illustrés, qui, d’une manière ou d’une autre, ont contribué à la façonner, à lui donner sa couleur particulière, faite de stupéfiants contrastes, ces écrivains, quoique je sois loin de sympathiser ni avec tous leurs points de vue ni avec le pessimisme foncier d’un grand nombre d’entre eux, j’en ai fréquenté plus d’un par la lecture avec un plaisir indéniable. Encore une fois, quelles que soient mes réserves d’opinions à leur encontre, je n’ai pas eu de peine à me laisser envoûter par les proses enflammées d’un Barbey d’Aurevilly, d’un Villiers de l’Isle-Adam, d’un Joris-Karl Huysmans ou d’un Léon Bloy, pour ne citer que ceux qui m’ont le plus impressionné.
Ces noms, je les ai retrouvés, bien évidemment, dans l’ouvrage captivant de Michel Winock. L’auteur s’y livre à l’analyse détaillée, précise, des nombreuses facettes d’une époque riche en disparités. On peut cependant la caractériser, sur le plan politique, par l’entreprise de restauration de la République, avec un Gambetta ou un Ferry comme fondateurs, malgré les fortes oppositions des nostalgiques de l’Ancien Régime ; sur le plan littéraire et sur celui des idées, par l’expression d’une puissante impression de décadence. Dans l’épilogue de son livre, Michel Winock propose ce résumé : « La fin du XIXème siècle, sans conteste, a baigné dans un pessimisme sépulcral dont l’étendue, il est vrai, reste imprécise faute de sondages d’opinion. Le ton est donné par les gens de plume, dans les journaux comme dans les livres ; c’est le ton de l’époque. » En juillet 1893, dans son Journal, Romain Rolland en faisait l’amer constat. Cependant, plusieurs années après, il se rendit compte que son impression de décrépitude d’alors provenait d’un champ d’observation limité, celui du milieu des lettres.
S’il faut, par conséquent, éviter les amalgames, il n’en reste pas moins, comme le fait remarquer Michel Winock que la diffusion de la presse, à cette époque, entre autres de qu’on appelle « la bonne presse », concourt à répandre dans les esprits un sentiment de déchéance à propos de l’époque, y compris dans les coins les plus reculés de France. Dans son ouvrage, Michel Winock se livre à des analyses intéressantes sur le fort courant de rejet du régime parlementaire, rendu responsable de tous les maux, courant qui se concrétise, entre autres, par le mouvement initié par le général Boulanger, puis, plus tard, par les tenants du nationalisme, Maurice Barrès et Charles Maurras.
En ce qui concerne la littérature, c’est une période d’effervescence tous azimuts. Il y en a pour tous les goûts, chaque orientation étant portée par des personnages dont on peut dire, pour le moins, qu’ils sont hauts en couleurs. Nombreux sont ceux qui vomissent l’époque, mais en empruntant des voies divergentes. Du côté des catholiques réactionnaires ou affiliés, se distinguent un Jules Barbey d’Aurevilly, un Léon Bloy, un Joris-Karl Huysmans et même, d’une certaine manière, l’extravagant Joséphin Péladan (qui ne tarde pas à bifurquer du côté d’un ésotérisme des plus démesurés). Il n’est d’ailleurs pas commode de coller une étiquette sur chacun de ces écrivains : tout catholique qu’il soit, Barbey d’Aurevilly, par ses écrits sans concession, ne peut qu’effrayer les cathos « bon teint ». De même pour Léon Bloy, condamné à se débattre dans la misère, et, dans une moindre mesure, Huysmans, surtout à l’occasion de la sortie de Là-Bas, son roman satanique.
Mais, en dehors du courant naturaliste avec Zola pour chef de file, bien d’autres sensibilités littéraires, toutes se démarquant précisément du réalisme, se font jour, toutes se situant clairement du côté de l’esprit de décadence, caractéristique de l’époque. Ainsi de ceux qui rivalisent en scènes et peintures érotiques, représentant sans détour le désir, la luxure, la volupté, le saphisme, les perversions, à l’exemple d’un Octave Mirbeau, Joséphin Péladan (encore lui !), Jean Lorrain, Rachilde, Pierre Louÿs, … Certains, comme Octave Mirbeau, se trouveront des affinités avec le mouvement anarchiste. D’autres, à l’instar d’Alfred Jarry et de son Ubu Roi, préfèrent « saper les bases de la société bourgeoise par la dérision, le travestissement des choses sérieuses en grotesque… ».
Dans le riche panorama habilement détaillé par Michel Winock, on pourra remarquer, comme je l’ai déjà indiqué, l’influence grandissante de ce qu’on nomme habituellement « la bonne presse », autrement dit la presse catholique, à cette époque celle qui est dirigée par les Assomptionnistes, Le Pèlerin et le quotidien La Croix. Or cette presse s’est sinistrement distinguée, il faut en faire état, par ses positions les plus rétrogrades, les plus conservatrices, prenant fait et cause, par exemple, pour l’antiparlementarisme d’un général Boulanger. Plus accablant encore, c’est le journal La Croix, avant même la parution de La France juive, le calamiteux ouvrage d’Edouard Drumont, qui désigna le Juif comme coupable de tous les maux du pays et, par conséquent, son ennemi, déclenchant une vague d’antisémitisme qui culminera, quelque temps plus tard, avec l’Affaire Dreyfus. L’aveuglement non seulement des Pères Assomptionnistes mais d’une grande partie du clergé de cette époque fut tel qu’il donna lieu à des épisodes à la fois atterrants et cocasses. Ainsi de la mystification à laquelle se livra un certain Léo Taxil. Farouchement anticlérical, cet homme prétendit subitement s’être converti et, pour bien donner la preuve de sa bonne foi et de la rigueur de son catholicisme retrouvé, se mit à accuser, au moyen de rigoureuses démonstrations, la franc-maçonnerie d’être une organisation foncièrement satanique dont les membres se livraient à des rituels démoniaques. Il n’en fallut pas davantage ni à La Croix ni au clergé ni même à nombre d’évêques qui chantèrent les louanges du prétendu fils prodigue revenu au bercail et vitupérèrent tout ce qu’ils purent pour dénoncer les infâmes francs-maçons (auxquels certains associaient volontiers les Juifs). Ce ne fut que plusieurs années plus tard qu’après avoir fait durer le plaisir, Léo Taxil révéla que toute cette histoire n’avait été que supercherie du début à la fin.
À la lecture de l’ouvrage de Michel Winock, bien des fois, je me suis attardé au jeu des comparaisons, différences et ressemblances, avec l’époque contemporaine, celle des années 2000, 2010, 2020. Un rapprochement saute aux yeux, si je puis dire, c’est celui de la force grandissante des idées nationalistes se manifestant, entre autres, par le rejet de l’étranger. À la fin du XIXème siècle, si l’impression de décadence se propage avec facilité, c’est dans un lien étroit avec la diffusion croissante des thèses patriotardes. « C’est dans la formation de l’idéologie nationaliste, écrit Michel Winock, que l’on perçoit au mieux la fonction exercée par le sentiment ou le mythe de la « décadence » (…). « Tout décade » (…) parce que tout change : la civilisation citadine qui prévaut sur les mœurs villageoises, l’industrie qui remplace l’artisanat, les grands magasins qui font une concurrence inégale au petit commerce, le recul de la foi religieuse, l’institution du divorce, les revendications et les manifestations houleuses des ouvriers… ».