Aaron
de Ben Gijsemans

critiqué par Blue Boy, le 24 octobre 2021
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Aaron-man, piégé dans sa cage de verre
Aaron est un jeune étudiant qui se cherche. Solitaire, fluet et timide, il n’est pas plus doué pour les études (il passe ses vacances à préparer ses examens de rattrapage) que pour le sport, devenant peu à peu un étranger pour ses parents avec qui il ne parvient pas à communiquer, et n’ayant comme seul refuge sa collection de comics mettant en scène des superhéros, tout ce qu’il n’est pas en somme… Plusieurs événements vont l’amener à découvrir un visage de lui-même qu’il n’aurait sans doute pas souhaité connaître…

Il fallait un certain courage pour aborder un sujet aussi casse-gueule que celui-ci, surtout en ces temps où la moindre info touchant au consentement sexuel est facilement montée en épingle et peut déboucher sur une opération de lynchage en règle sur les réseaux sociaux. Car si le thème central ici concerne la pédophilie, le focus ne se fait pas sur la victime mais sur le pédophile lui-même, chose extrêmement rare, puisque généralement les nouveaux gardiens de la morale 2.0 dénieront à ce dernier, monstre ultime et croque-mitaine infréquentable des temps modernes, toute possibilité de s’exprimer.

Seulement voilà. Qu’on le veuille ou non, les choses ne sont pas aussi simples. La question ne se résume pas à une lutte binaire entre le bien et le mal mais comporte nombre de zones grises. Pour traiter son sujet, Ben Gijsemans, jeune auteur belge qui publie ici son deuxième opus, va prendre son temps sur un peu plus de 200 pages en optant pour un procédé itératif où la compréhension passe principalement par les attitudes et les mouvements, souvent imperceptibles, où l’on doit lire entre les lignes de dialogues plus qu’anecdotiques. Pour peu qu’il fasse preuve d’observation et d’empathie, le lecteur devinera assez vite le mal dont souffre Aaron, sans que le mot « pédophilie » ne soit évoqué une seule fois. Ici, le « monstre » est un jeune étudiant qui se cherche. Solitaire, fluet et timide, il n’est pas plus doué pour les études (il passe ses vacances à préparer ses examens de rattrapage) que pour le sport, devenant peu à peu un étranger pour ses parents et n’ayant comme seul refuge sa collection de comics mettant en scène des superhéros, tout ce qu’il n’est pas en somme…

Ainsi, Gijsemans va insérer de façon récurrente à l’intérieur de la trame principale quelques extraits des lectures du jeune homme, des comics où l’on voit des héros très virils (et en collants évidemment !) combattre des méchants sur un scénario extrêmement simpliste, presque toujours le même, où se joue justement cette fameuse lutte binaire entre le bien et le mal dont je parlais plus haut. Ces intermèdes « trépidants » au graphisme « vintage » font contraste avec la narration figée en gaufrier, toujours en plan fixe et accompagnée d’une ligne claire élégante, où l’on observe Aaron en proie à des tourments intérieurs qui le maintiennent dans une sorte de cage de verre, incapable de communiquer à quiconque ses états d’âme. De la même façon qu’il trouve refuge dans ses bandes dessinées pour ados, peu disposé à accéder au monde des adultes qui n’ont de cesse de lui renvoyer le miroir de son anormalité, il ne cherchera un semblant de compréhension qu’avec les rares enfants qu’il côtoie, l’un qu’il aperçoit depuis sa fenêtre en train de jouer au foot, et l’autre, son neveu de 6 ans. Les deux tentatives d’approches (sans aucun caractère sexuel faut-il le préciser) se solderont par une fin de non-recevoir de la part du premier, et par l’indifférence du second, dormant du sommeil du juste.

Disons-le clairement, l’auteur livre son récit avec beaucoup de finesse et d’intelligence, ici, le scabreux n’est pas de mise ! Aaron ne passera jamais à l’acte, les faiseurs de buzz en seront donc pour leur frais ! Ben Gijsemans montre avec talent que le procédé narratif qu’il a choisi fonctionne particulièrement bien ici, un choix qui rebutera peut-être certains par son aspect monotone mais qui, basé principalement sur la gestuelle, décrit, mieux que ne saurait le faire des mots, la souffrance intérieure du protagoniste principal. La mise en page en gaufrier ajoute à cette monotonie ambiante où se débat l’âme égarée d’Aaron, prisonnière des cases roides et inflexibles comme de son corps malhabile.

Certes, on se dit que l’auteur aurait pu faire plus court et qu’il y a quelques longueurs, mais pourtant l’histoire réussit à nous captiver jusqu’au bout, sans aucun effet de manche. Ce seul critère indique que l’auteur a atteint son but et fait d’ « Aaron » un album réussi. L’autre petit bémol de ma part, bien minime il faut le dire, serait lié au choix d’un personnage masculin, qui fera dire aux esprits paresseux que pédophilie et homosexualité ne font qu’un. Mais on peut considérer aussi que l’auteur fait confiance au discernement de ses lecteurs. D’ailleurs, au début du livre, le journal télévisé n’annonce-t-il pas la condamnation d’un pédophile (un vrai monstre celui-là !), « qui était entré en contact avec de centaines de filles mineures » ? Et puis vers la fin, l’interrogation d’Aaron, démoralisé après une aventure aussi brève que calamiteuse avec une inconnue entreprenante rencontrée dans un bar (confirmant ainsi son absence de désir pour la gent féminine), qui révèle sa solitude abyssale et tragique, annonçant vraisemblablement un début de déprime, avec une phrase récitée sans conviction : « C’est ok, c’est ok. En effet, peut-être que je suis homo. Un homo tout à fait normal. »

On ne peut que saluer l’initiative audacieuse de Gijsemans, pour un sujet qu’il a su aborder en mettant l’accent sur le supplice moral d’un être, loin de l’image du pervers pédophile dont raffolent les médias à sensation. Aaron, on va le comprendre, n’est encore qu’un enfant dans sa tête qui ne saisit pas vraiment ce qui lui arrive et pourquoi les gamins l’attirent. Devra-t-on l’incriminer alors qu’il n’est jamais passé à l’acte, préférant rester à l’abri dans le cocon de l’enfance, sans doute par peur d’affronter ses démons ?

Gijsemans le dit à sa manière : le fait de maintenir un sujet aussi sensible dans la gangue du tabou ne l’empêchera pas d’exister. Au contraire, cela ne fait que renforcer le malaise, autant pour les victimes que pour les « bourreaux », tous réduits au silence, et, plus gravement, accentuer conjointement la souffrance et le désir du pédophile en le conduisant vers des voies réellement perverses. L’auteur ne propose pas de solutions, ne culpabilise pas non plus, se contentant de faire appel à notre capacité d’écoute, et lance, consciemment ou non, des pistes à l’attention des parents concernés, afin peut-être d’éviter une spirale infernale pour leurs progéniture*... En cela, « Aaron » est un ouvrage touchant et admirable par son parti pris objectif et sa façon « soft » d’aborder les choses. Et un coup de cœur aussi, pas forcément immédiat, mais un coup de cœur tout de même pour sa capacité à vous hanter et à vous questionner…

*à noter qu’il existe depuis peu en France un numéro à destination des sujets au trouble pédophilique pour une prise en charge avant le passage à l’acte (0 806 23 10 63)