Diadorim
de João Guimarães Rosa

critiqué par SpaceCadet, le 7 septembre 2021
(Ici ou Là - - ans)


La note:  étoiles
De l’arrière-pays du Nordeste brésilien à la littérature, une épopée.
Chef-d’œuvre de la littérature brésilienne, l’unique roman publié par João Guimarães Rosa aura été pour moi une découverte aussi inattendue qu’extraordinaire.

De prime abord déconcerté tant par le contexte où se déroule le récit que par la singularité du verbe, j’ai hésité un moment mais prenant le temps de m’acclimater à cet univers étranger, sans vraiment m’en rendre compte, je me suis laissé entraîner, envelopper et emporter par l’espèce de courant à la fois doux et puissant qui anime et propulse ce récit en avant.

L’histoire commence de but en blanc au milieu d’un monologue tenu par un individu s’adressant à un auditeur qui ne se manifestera jamais au cours du récit. Répondant sans doute à quelques interrogations émises par ce dernier, Riobaldo raconte sa vie et ses aventures, confie ses doutes et ses interrogations à cet homme, un médecin de passage dont nous ne savons rien mais qui, on le devine, pourrait bien être l’alter ego de l’auteur (1).

Autrefois jagunço (2), aux côtés de son fidèle ami Diadorim, Riobaldo alias Tatarana alias Crotale Blanc aura parcouru, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt sous la commande d’un chef, tantôt à la tête d’une armée de fidèles combattants, tous les chemins traversant le vaste territoire du Grand Sertão (3), pour s’y livrer, au nom d’une paix illusoire, à une forme de justice telle qu’elle fut pratiquée dans ces régions sur la fin du XIXe et le début du XXe siècle.

Vivant à la belle étoile et au petit bonheur la chance, Riobaldo raconte les affrontements et dépeint une existence d’hommes où la camaraderie, le courage et l’honneur sont des valeurs essentielles, une existence menée au rythme d’une nature fascinante, sauvage, contrariante et surtout imposante, ainsi qu’au gré d’un destin sur lequel dieu, ou le diable ou que sais-je, semble ou ne semble pas veiller.

‘On se recroquevillait dans le froid, on entendait la rosée, le bois plein de senteurs, le crépitement des étoiles, la présence des grillons et le poids des cavaliers. L’aube pointait, cette entre-lueur de l’aurore, quand le ciel blanchit. Et à mesure que l’air devenait gris, les contours des cavaliers, ce flou, se précisaient.’ (p.135)

Roman d’aventure rappelant les grandes épopées du Far West, c’est aussi un roman sur l’amitié et l’amour, sur les chemins qu’on emprunte au long d’une vie, sur le bien le mal et la conscience, et plus encore.

Raconté avec le recul des années, sous une perspective unique et suivant un fil ininterrompu, servi par une langue que l’on peut dire ‘réinventée pour mieux répondre à la volonté et à la vision de l’auteur’, (le tout minutieusement traduit par M. Lapouge-Pettorelli), ce récit, malgré son envergure, évolue avec un tel souffle, qu’il semble avoir été écrit d’un seul trait.

A l’égale de l’effort requis pour entrer dans l’univers de João Guimarães Rosa, une fois la lecture terminée, j’ai eu du mal à m’en extirper, à m’en détacher et j’ai dû prendre le temps de me désacclimater pour arriver à enchaîner sur une autre lecture.

C’est dire le pouvoir des mots de J.G. Rosa, c’est dire l’exceptionnelle qualité de cette œuvre.


Notes :

1.João Guimarães Rosa a lui-même pratiqué la médecine de campagne dans l’état du Minas Gerais (Nord-est du Brésil), région où se déroule l’action du roman. Il serait inspiré de ce qu’il observa et nota alors pour composer une œuvre constituée de nouvelles et de cet unique roman.

2.Jagunço ou homme de main: sorte de justiciers engagés/commandités par les fazendeiros (grands propriétaires terriens) ou les politiciens afin d’assurer leur protection. Si certains d’entre eux ont brillé par leur code d’honneur, d’autres se sont avérés n’être que de véritables brigands.

3.Grand Sertão : arrière pays situé dans une zone semi-aride du Nordeste brésilien.

4.Antérieure à celle-ci, une traduction réalisée par Jean-Jacques Villard a été proposée aux lecteurs francophones dès 1965.

5.Soulignons que le roman a fait l’objet d’une adaptation télévisée en 25 épisodes, réalisée et diffusée en 1985 par la chaîne brésilienne Rede Globo.
Une drogue 10 étoiles

L'auteur :

Pour la partie biographique, je pourrai me laisser tenter par un vulgaire copier/coller de sa fiche Wikipedia, mais étant un esthète et parlant de mon idole, j'ai décidé de faire une biographie de tête avec tous les éléments que j'ai glané à droite et à gauche :

João Guimarães Rosa, que j'appellerai à l'avenir JGR, est né en 1908 dans le riche et populeux Etat brésilien du Minas Geraïs. Très jeune versé dans la littérature et surtout dans l'étude des langues (il a commencé à apprendre le français tout jeune et il parlait couramment de nombreuses langues), son destin dans l'écriture était tout tracé.
Mais ce n'est pas la voie qu'il a choisi de suivre directement puisqu'avant d'écrire, JGR, a eu une carrière de médecin de campagne dans son sertão mineiro (sertão = arrière-pays plus ou moins désertique selon l'Etat) mais aussi de guerre lors d'une guerre civile dans son Etat.
JGR abandonnera ce métier pour une carrière diplomatique qui le mènera aux ambassades du Brésil en France, en Allemagne durant la Seconde Guerre Mondiale où il sera interné dans une sorte de camps de transit quand son pays sortira de sa neutralité pour déclarer la guerre au IIIe Reich (par ailleurs, sa femme sera Une Juste parmi les Nations pour son rôle dans l'établissement de passeport pour les Juifs Allemands malgré les contre-indications de son gouvernement) et en Colombie.

Vient enfin sa troisième et dernière carrière, celle d'écrivain !
JGR commencera doucement en écrivant quatre petites nouvelles pour un concours, qui seront publiées de manière posthume en 2011 et qui ne sont pas encore traduites en français, et un recueil de poèmes : Magma. Lui aussi, encore inédit en français.
Il écrira ensuite un recueil de nouvelles, Sagarana avant de sortir coup sur coup et en cette année 1956, son roman culte, Diadorim, et un autre recueil de nouvelles, Corpo de Baile. Diadorim sera son seul roman puisqu'il publiera avant son décès en 1967 (quelques jours après avoir été intronisé dans l'équivalent brésilien de l'Académie Française) deux autres recueils de nouvelles : Premières Histoires et Toutaméia. A titre posthume sera aussi publié Mon oncle le Jaguar et autres histoires.

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Comme dit ci-dessus, JGR, était un amoureux des mots et un grand adepte des néologismes mais aussi de l'utilisation de mots tombés en désuétude. La lecture de son oeuvre est réputée très fastidieuses, que ce soit dans sa version originale, que dans sa traduction française. J'ai lu six fois Diadorim en quatre ans mais je dois concéder que ce roman m'est tombé un bon nombre de fois des mains avant d'entrer définitivement dedans lors de ma première lecture !

Outre l'amour des belles et nouvelles formules, il y a énormément de récurrence dans l'oeuvre roséenne. Notamment et le plus important, le domaine spatiale et les acteurs de toutes ces histoires : le sertão et ses habitants, les sertanejos (quelques rares nouvelles ne déroulent pas dans le sertão, mais le chiffre est négligeable). Le sertão est un terme générique pour qualifier l'arrière-pays comme l'outback en Australie, plus ou moins aride et désertique selon l'Etat. En l'occurrence, dans l'oeuvre de JGR, c'est le sertão mineiro (de Minas Geraïs) qui est à l'honneur et ce dernier est beaucoup plus luxuriant que les sertões de Bahia ou du Ceara par exemple. Le désert y côtoie des forêts presque tropicales et surtout des veredas, sorte d'oasis, où les buritis règnent en maitre. Ces fameux buritis, qui sont présent dans quasiment tous les écrits de l'auteur, est un palmier de l'intérieur des terres et qui est synonyme d'eau pour les divers voyageurs qui arpentent le sertão. Pour reprendre les mots d'un préfacier, le buriti est une sort de totem pour JGR ou une "église" comme l'auteur le fait dire à un personnage.

Mais, et c'est une interprétation toute personnelle, la grande obsession de JGR est le Temps ! Le Temps passé, le Temps qui passe, le Temps qui revient nous hanter malgré nos mesures ou nos précautions pour l'oublier ou avancer malgré lui. Mais le Temps, comme nous le rappelle la lemniscate qui clos Diadorim, revient sans cesse nous remémorer nos faits passés, les bons comme les mauvais. Quoiqu'on fasse, nous sommes obligés de vivre avec et de l'assumer. Malgré la nostalgie constante dans l'oeuvre roséenne, ou la saudade pour reprendre un terme portugais, JGR reste un auteur très optimiste et agréable à lire. D'ailleurs, la saudade peut se définir comme ressentir de la tristesse pour un fait passé, pour quelque chose mais aussi la joie d'avoir vécu ce que nous avons vécu etc. En lisant du JGR, on en ressort pas complétement dépressif comme après avoir lu du Kafka ou du Dostoïevski !

Le roman :

Ceci n’est pas une critique à proprement parler, Diadorim, un peu comme la Bible ou le Coran, n’est pas le genre de texte que l’on peut critiquer. Pas dans le sens que c’est un chef-d’oeuvre et que personne n’est habilité à le faire mais juste parce qu’il est très difficile de cerner ce texte et d’exprimer ce que l’on ressent à son propos. C’est pour moi impossible malgré la passion que je lui porte ! Donc voici une petite présentation :

Grande Sertão : Veredas, est le seul et unique roman de João Guimarães Rosa. Publié en 1956, son succès fut instantané et ne s’est toujours pas démenti dans son pays d’origine, le Brésil. Il s'agit d'un long monologue où le narrateur, Riobaldo, raconte sa vie à un voyageur de passage. C'est peut-être un texte autobiographique car je cite JGR : "[Diadorim] est une "autobiographie irrationnelle", ou plutôt, mon auto-réflexion irrationnelle."

Il a depuis été traduit en plusieurs dont l’anglais (une seconde traduction est en cours), l’allemand (idem), l’italien, l’espagnol, l’espagnol d’Argentine, le catalan, le néerlandais, le suédois, le danois, le norvégien mais aussi, et plus récemment, l’hébreu !

Traductions françaises :

Ce roman a été traduit deux fois en français. Une première fois dans les années 60 par Jean-Jacques Villard (version plus éditée à ce jour) et une seconde fois, dans les années 90 par Maryvonne Lapouge-Pettorelli (MLP), version que vous êtes plus susceptible d’avoir entre les mains un jour. Une troisième traduction est en cours mais j’ignore quand elle sortira et même si elle sortira un jour.
Les traductions françaises ont la particularité d’avoir un titre qui n’a rien à voir avec le titre original : Diadorim. Diadorim est le nom d’un personnage. Plus le temps passe, plus je me dis que ce titre a influé et impacté ma lecture étant donné que l’on sait dès le départ qu’il va falloir se focaliser sur ce personnage, qui sans cela, est plutôt secondaire. Je me demande si ma lecture aurait été la même avec un autre titre ? Enfin bref…
Ayant lu les deux versions, je trouve celle de MLP meilleure. Celle de JJV souffrant d’ailleurs d’une erreur de traduction assez dommageable mais pas rédhibitoire !
Une troisième traduction n'est toujours pas éditée, faute d'un éditeur, et une quatrième est en cours !

Le roman en lui-même :

C’est un roman fourre-tout, un roman-somme, un roman-monstre par le nombre de thème abordé mais aussi par la possibilité de l’interpréter comme bon nous semble !

En effet, nous pouvons le prendre comme un roman d’aventure, telle l’Odyssée d’Ulysse ou l’Enéide auquel il est comparé, car nous suivons les pérégrinations guerrière de Riobaldo dans le sertão. Diverses factions de guerriers se battent en poursuivant des idéaux différents avec tous les renversements d’alliances typiques de ce genre de conflits. Les récits de batailles sont très captivants et le suspens est très bien géré ! Et on y retrouve aussi tous les lieux-communs des récits épiques de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Cet aspect reste malgré mineur, comme un fil rouge choisi par l’auteur pour exprimer ses pensées !

Il est aussi possible de le voir comme un roman initiatique où le jeune Riobaldo (du temps de ses aventures) comme le vieux Riobaldo (du temps où il raconte l’histoire à un voyageur de passage) se pose tout un tas de questions existentielles sur Dieu, le Démon, le Temps qui passe irrémédiablement et les conséquences de nos actes sur notre Présent et Futur mais aussi pour les personnes qui nous entourent, l’Amour, le sens de la Vie. Ce roman est un peu comme un recueil d’aphorismes à la Nietzsche (si on fait abstraction des digressions) où certaines phrases, sorties de nulle part, peuvent nous chambouler et nous faire réfléchir un bon bout de temps. Certains passages m’ont fait penser à du Hesse (notamment Demian) et à du Rilke (JGR appréciait ce dernier et avait d’ailleurs un certains nombres de livres d’auteurs de langues germaniques).

Il y a aussi de l’amour ! D’ailleurs, c’est pour cette raison que Riobaldo s’en va en guerre alors qu’il est destiné à une vie bien rangée ! L’amour "normal", l’amour interdit et impossible, l’amour charnel… Tout y abordé ! Toutes personnes qui a connu un amour interdit et/ou impossible ne peut que se reconnaître dans ce roman et éprouver de la compassion pour Riobaldo.

C’est un roman aussi très picturale car JGR se permet énormément de digressions en décrivant la faune (il a une forte appétence pour les oiseaux), la flore (avec son fameux arbre totémique, le buriti) et surtout l’environnement qui l’entoure ! La plupart des oiseaux et arbres n’existant pas dans nos contrées, il faudra user de google images pour les plus curieux, mais il n’est pas utile à la compréhension du texte de s’attarder sur ces informations. Je trouve qu’elles sont plus là pour nous faire souffler qu’autre chose !

Voilà, je ne peux en dire plus sans mettre en péril certains temps forts du roman.

En conclusion :

Tentez-le !!
Et n'abandonnez pas car le style d'écriture est vraiment très décontenançant. Pour vous rassurez, ce livre m'est tombé un bon nombre de fois des mains avant d'en être complétement gaga !

ZeBebelo - - 35 ans - 13 octobre 2022