L'état d'homme est difficile à atteindre en ce monde: Poésies et traductions de textes sanskrits (1932-35)
de René Daumal

critiqué par Eric Eliès, le 26 juin 2021
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Poèmes métaphysiques de René Daumal et textes hindouistes traduits du sanskrit
Le titre de ce recueil, qui regroupe des poèmes et des textes nés de la fascination de René Daumal pour la poésie et la mystique hindoues, illustre à quel point les poètes du « Grand Jeu » ont considéré la poésie au sérieux. Pour Daumal, elle émane de la puissance créatrice de l’homme se hissant au-dessus de sa condition de « bête singulière » et « être incomplet » pour accéder à une connaissance :

Poésie exige à la fois inspiration et expiration : comprendre et dire.

Dans cette définition, extraite de « réponses à des questions », la poésie s’apparente à une révélation des vérités cachées. Son exigence de vérité de parole est teintée d'une forme de religiosité et il n’est guère surprenant que René Daumal ait été fasciné par la poésie hindoue, qui est le support d’une quête mystique.

Ce mince recueil (une centaine de pages) rassemble divers textes inédits inspirés par l’hindouisme : des poèmes, des traductions d’hymnes sanskrits et des commentaires sur la langue, la musique et l’art poétique, où Daumal confronte la tradition occidentale, très littéraire, à la conception hindouiste, où la poésie est une attitude, qui précède le recours au langage, tournée vers l’accomplissement de soi et visant la délivrance. Il s’efforce notamment de répondre à la question : qu’est-ce que la poésie pour les hindous ? La réponse est à la fois mystérieuse et simple dans son énoncé : « la Poésie est une parole dont une Saveur est l’essence » et masque une grande complexité de nuances subtiles. Pour les Indiens, il existe huit formes fondamentales de saveurs, qui peuvent chacune être déclinées en degrés. Si l'essence du poème est la Saveur, celle-ci peut être dépréciée par des fautes dues au poète (elles peuvent être nombreuses mais je cite les deux plus grandes fautes possibles, citées par Daumal : la stupidité du sens et la cacophonie des sons) ou rehaussée par le style, les ornements rhétoriques, les vertus, etc. Daumal insiste beaucoup sur la résonance, évidente dans la musique hindoue fondée sur la vibration alors que la musique occidentale est fondée sur la note.

Plusieurs textes présentés sont parcellaires (par exemple, les réponses aux questions sur la poésie sont données sans aucune précision sur le contexte ou les questions posées) voire à l’état d’ébauches. Ils intéresseront fortement les amateurs de l'oeuvre de Daumal mais pourront frustrer le lecteur novice. Néanmoins, même en leur état inachevé, ils reflètent parfaitement l’obsession de la pensée indienne, très conceptuelle, pour la catégorisation, la classification et l’énumération, comme si l’objectif de cette pensée était, systématiquement, d'épuiser toutes les formes possibles de création et de représentation. La lecture de l’ouvrage est parfois ardue en raison de l'absence de notes explicatives, or les traductions sont pour l’essentiel issues de la Bhagavata-Puruna et des Rig-Veda, et portent sur des hymnes ou des poèmes métaphysiques employant un vocabulaire, des tournures et des concepts abscons pour le lecteur néophyte. Ainsi, le premier verset et les derniers versets de la première traduction de René Daumal [Agnipurâna, 379, 1-66] sont :

1. Agni dit :
- Je vais dire la connaissance du Brahman sans dualité, qui (ô vous) a dite à Cälagräma, dans le cercle des ascètes, le premier auteur du culte de Vâsudeva (ou l'auteur de la louange à V. etc.)
(...)
64. Il atteignit la libération, par la connaissance, ainsi toi tu atteindras la libération - (car) un seul, ensemble, toi et moi, Visnu omniprésent.

65. De même qu'une seule nuée est vue par la diversité de jaune et noir-bleu, ainsi par les (gens) à la vision troublée ce soi, bien qu'il soit un, est vu tel ou tel

66. Agni dit :
- Et le Maître-de-la-Terre atteignit la libération, par la substance (cause) de la connaissance ennemie de l'arbre d'ignorance du flot universel, c'est Brâhman. - pense (ainsi).

Il aurait également été intéressant de présenter les liens entre Daumal, l'Inde et la mystique hindouiste. Comment René Daumal a-t-il découvert la pensée hindouiste ? Daumal a-t-il lu les livres sacrés de l'hindouisme ou en connaissait-il simplement des extraits ? Daumal avait-il fait ces traductions dans le but d'une édition ou était-ce un travail personnel, pour mieux comprendre et assimiler une pensée qui le fascinait ? Daumal s'est-il plongé en autodidacte solitaire dans la philosophie indienne ou a-t-il cheminé avec d'autres penseurs de l'époque ? A l'époque où Daumal écrit ses poèmes et traductions, des poètes comme Tagore et des penseurs comme René Guenon, Mircea Eliade (dont j’ai lu « Techniques du yoga », écrit dans les années 30 après son long séjour dans un ashram) ou Romain Rolland ont déjà révélé aux Européens la profondeur et la complexité de cette philosophie : Daumal, qui a séjourné en Suisse, s'inscrit-il dans le sillage de Romain Rolland ou est-il un penseur solitaire et indépendant, maîtrisant encore imparfaitement les concepts de l’hindouisme ? Par exemple, il est très étonnant que Daumal, quand il évoque la musique et l’importance de la vibration, ne dise rien sur la syllabe fondamentale « OM », qui incarne cette vibration primordiale et constitue une clef de la métaphysique indienne.

En fait, peu importe dans le fond si la maîtrise conceptuelle est peut-être fragile ou lacunaire (mais j’avoue ne pas être spécialiste) car Daumal fait avant tout œuvre de poète qui s’efforce de « comprendre et dire ». La façon dont Daumal traduit les hymnes et textes sanskrits me fait songer à Armand Robin, qui ne traduisait pas mais s’appropriait le texte pour le recréer dans une autre langue, transformé mais pourtant identique à lui-même, comme une sorte d’avatar…

Mais Daumal n’a pas fait que traduire. Sa poésie est une quête existentielle vers le véritable état de l’homme, une voie d’accomplissement où les poèmes ne sont que des étapes sur un chemin d’approche, des ébauches imparfaites qui ne le satisfont jamais (« je tiens à dire que je n'ai jamais écrit de poème absolument digne de ce nom »), où la vraie poésie est toujours souillée par les « cochonneries lyriques ». S’élever à l’état d’homme par la délivrance, devenir capable d’accéder à la poésie par la compréhension des lois voilées derrière les apparences trompeuses de la matière et par le feu de la parole créatrice… Les six poèmes, où René Daumal exprime en français l’essence d’un rapport au monde nourri d’une autre philosophie profondément métaphysique, où la puissance des dieux se manifeste à travers des cycles cosmiques de création et de destruction, sont d’une extraordinaire intensité :

Là-haut tournent les nombres, tourne
la roue, tournent et se comptent
là-haut tous les jours
et toutes les nuits

dans le vide solide équilibré là-haut
et en bas
à gauche, à droite
tourne solide un cercle vide en équilibre

et chante
et chante tout
et danse tout
soleil obscur
et nuit lucide
danse ô feu danse dans un éclair
toutes les nuits et tous les jours

mais sous la menace d’une faux
herbe humaine, silence,
lumière plate de l’aveugle,
silence mais silence de feu

feu sur la tête et feu jusqu’aux racines
silence, aveugle, sous la faux
siffle la faux dans le feu froid
la tête, la tête, la tête

ronde pour tourner torturée
selon la roue là-haut
la face arrachée
les yeux révulsés
vers la profonde nuit lucide

face partout
face aux quatre points cardinaux
et tourne sur tes gongs, tête
tête,

tête en feu écrasée sur le mur de lumière
feu partout

tes os gémissent sous le poids pur
de la roue là-haut qui compte
tous tes cris
toutes tes larmes

crie dans le feu noir ô bête
éventrée par le monde, crie
torse écrasé par la roue, et pleure
du fond convulsif de ton ventre
et du sommet de ta cervelle
pleure, pleure une pluie de malheur
sur l’herbe humaine menacée
par le silence soudain de la faux.