Les pas du prophète
de Lucian Blaga

critiqué par Eric Eliès, le 10 avril 2021
( - 49 ans)


La note:  étoiles
L'agonie du dieu Pan
Poète célèbre en Roumanie, où ses poèmes sont étudiés à l'école et considérés comme des classiques de la littérature du XXème siècle, Lucian Blaga reste méconnu en France, même si plusieurs poèmes ont déjà été traduits en français. Les éditions Jacques André et Scoala Ardeleana ont entrepris de combler cette lacune en co-publiant, en édition bilingue, la totalité de l’œuvre poétique.

« Les pas du prophète », paru en 1921, sont le deuxième recueil de Lucian Blaga. Le titre peut prêter à malentendu en sous-entendant une poésie religieuse ou en suggérant les étapes d’un itinéraire mystique. Malentendu mais non contresens car la dimension mystique est présente. Néanmoins, il ne s’agit pas de célébrer le mythe chrétien mais de l’interroger, voire de l’ébranler, en le confrontant aux mythes païens, notamment celui du dieu Pan, dieu de l’élan vital et des forces élémentaires de la nature, que le poète imagine à l’agonie, oublié par les hommes et réfugié en des lieux reculés.

Couvert de feuilles mortes sur une roche Pan est couché
Il est aveugle et il est vieux.
Ses paupières sont de silex,
En vain essaie-t-il de les soulever,
Ses yeux se sont clos – tels des escargots – sur l’hiver
(…)

Aussi, l’inspiration poétique de Lucian Blaga, que le traducteur Jean Poncet rattache à l’expressionisme, me fait plutôt irrésistiblement songer au roman d’Arthur Machen, « Le grand dieu Pan » (écrit en 1895 et traduit en français par le poète Paul-Jean Toulet), et à certains romans de Jean Giono, notamment « Colline » (paru en 1929), où l’ombre de Pan pèse sur les hommes comme une puissance occulte et embusquée, qui se manifeste par les animaux et les éléments.

L’écriture poétique de Lucian Blaga en vers libres est d’une grande fluidité et se lit aisément. Elle est aussi d’une grande beauté, avec des images poétiques originales et puissantes qui personnifient le monde et suscitent le sentiment qu'il est vivant, vibrant d’amour et d’une présence – féminine par le désir qu’elle suscite - mystérieuse et cachée. Dans l’évocation des fleurs (notamment les coquelicots semblables à des perles de sang), des animaux, des prairies, des montagnes, de la Lune et du ciel étoilé, on retrouve parfois les accents rimbaldiens des « Illuminations » célébrant l’errance en pleine nature.

La prairie endormie est toute brûlante. Aux roseaux de ses cils
je cueille des larmes de feu :
lucioles
(...)

---

(...)
Sous le soleil épis allaitant leurs grains,
enfants à la mamelle.
Le temps ralentit ses instants paresseux
et s'endort dans les fleurs de pavot.
A son oreille crisse un grillon

---

Depuis trois jours la lune grandit comme un rayon
de miel dans la ruche.
(...)

---

(...)
Allongé sur l'herbe
les yeux dans le bleu du firmament,
c'était comme si le ciel doucement
me caressait la peau
tout là-haut
(...)

---

Je suis couché à l'ombre des coquelicots,
sans désir, sans rancœur, sans remords,
sans élan, juste un corps,
(...)


Chez Blaga comme chez Rimbaud, l’immersion dans la nature démontre une harmonie possible (contrairement à Baudelaire dans son poème « Incompatibilité », au titre très explicite), une sorte d'extase matérielle que le christianisme, en considérant l’homme comme une âme éternelle prisonnière d’un corps périssable, semble avoir détruite en méprisant la dimension charnelle de notre présence au monde. La poésie de Lucian Blaga, qui fit des études de théologie, distille une critique subtile de la religion en sous-entendant que nous avons mal compris le message divin, que nous martyrisons notre être charnel (semblable à un épouvantail vêtu de guenilles planté dans un champ) alors que nous devrions célébrer le corps comme une émanation de la matière qui forme le cosmos et cesser de l’opposer stérilement à l’âme. Ainsi, le prophète qui donne son titre au recueil est un homme qui erre dans un désert puis, après sa mort, recherche, vainement et désespérément, son corps afin de se présenter au jugement dernier et, farfouillant parmi les tombes d’un cimetière, reproche injustement à la Terre de l’avoir caché en ses profondeurs.

Terre, rends-moi mon corps
Terre scélérate, pourquoi me l’as-tu volé,
Pourquoi l’as-tu caché dans ton sein de glace ?
Je l’ai réprouvé, certes,
Mais il était à moi :
Rends-le moi, rends-moi mon corps !

---

(...)
Montagnes
et vous océans,
donnez-moi un corps,
donnez-moi un autre corps, que j’y déverse
toute ma folie !
Terre vaste, sois mon tronc,
sois poitrine à ce cœur impétueux
(…)

Cette poésie, très clairement pan/théiste, fusionne le corps et l’esprit dans un même élan vital, incarné par la figure de Pan. Le recueil s’achève par deux suites de poèmes intitulées « La mort de Pan » et « L’ermite » (sorte de poème dramatique mettant en scène plusieurs personnages). Dans la première suite, Pan, qui jouissait de l’été et de la compagnie des nymphes, fuit devant les progrès du christianisme et se réfugie dans une grotte, où il meurt dans une solitude cruelle et glacée après que sa dernière amie, une petite araignée, s’est convertie à la religion chrétienne…

Pan déchire des rayons de miel
à l’ombre des noyers

Il est triste :
les monastères envahissent la forêt
et l’éclat d’une croix le dérange

S’envolent autour de lui les martinets,
le bruissement des ormes même
semble un appel à la messe.
La tristesse de Pan quand sonnent les vêpres.
Sur un sentier glisse
couleur de lune
l’ombre du Christ.

Dans « L’ermite », Pan semble avoir été remplacé par Lucifer, qui monologue et dialogue avec l’esprit de la terre, puis avec un théologien puis avec l’esprit errant de l’ermite puis avec Dieu lui-même. La philosophie de Lucian Blaga est à la fois profonde et subtile, mais aussi non dénuée d’humour et d'ironie (comme quand il dédie un poème en vers libres à sa petite nièce, qui n’aime que les jolies poésies rimées !). Ainsi, dans le poème conclusif du recueil, Lucifer s’adresse à Dieu en lui suggérant de goûter à son tour à la pomme !

Lucifer (seul) :

A chaque fois que mon regard s’est porté sur l’ordre divin
et ce monde veuf
de toute raison,
j’aurais voulu me dresser devant l’Eternel si doux
comme un serpent innocent -
et lui tendant la pomme de la connaissance
lui dire humblement :
Ca ne te ferait pas de mal, ô Immense Très Saint,
d’y goûter un peu Toi aussi.

Esprit libre et rebelle, fasciné par la figure de Lucifer (il appela même un de ses essais « La connaissance luciférienne »), Lucian Blaga fut reconnu de son vivant (il fut d’ailleurs nominé pour le prix Nobel) mais il fut aussi l’objet d’un violent rejet de la part des nationalistes roumains (qui l’avaient initialement célébré par malentendu, comme l’évoque Jean Poncet dans sa préface) puis par les communistes. Arrêté à plusieurs reprises et affaibli par des séjours en prison, il mourut à l’âge de 66 ans.

La préface et la postface du traducteur Jean Poncet sont très intéressantes et mettent parfaitement l’œuvre en perspective du contexte de l’époque et de la vie de Lucian Blaga. La traduction par Jean Poncet est également élégante et fidèle même si mon épouse, dont le roumain est la langue maternelle, m’a montré quelques écarts de nuances, parfois significatifs.