Les Argonautes du Pacifique occidental
de Bronislaw Malinowski

critiqué par Colen8, le 7 mars 2021
( - 82 ans)


La note:  étoiles
Les aventuriers de la Kula, monument de l’ethnographie
Ecrit en 1921 après des années passées chez des autochtones sans écriture, ce document exceptionnel de Bronislaw Malinowski détaille leur raison d’être perpétuée à travers les générations. Lui-même s’est immergé dans leur univers matériel et mental au point d’avoir appris leur langue pour mieux les observer tout en les respectant, pour les comprendre en se soustrayant au fréquent a priori des Blancs. Il a ainsi détaillé une tradition cérémonielle profondément complexe, la Kula, couvrant un immense réseau d’archipels habités par des ethnies d’origine papoue et mélanésienne situés à l’extrême est de la Nouvelle-Guinée(1).
La Kula met en œuvre les séries d’actions collectives appuyées sur une organisation sociale aussi codifiée et hiérarchisée que superstitieuse. Régie par des tabous, des incantations magiques à tout bout de champ son but consiste à échanger des parures fétiches selon des cycles répétitifs étalés sur des mois voire des années. Les parures de deux sortes, larges brassards de coquillages blancs d’une part, longs colliers de coquilles de spondyles rouges transformées en petits disques de l’autre, sont amenées à circuler selon des circuits précis mais en sens inverse. Considérée comme un devoir absolu dans une logique d’échanges réciproques mais non de troc, la Kula peut impliquer une navigation dangereuse en haute mer sur des esquifs étonnamment fragiles pour la gloire purement symbolique d’avoir respecté une tradition disparue peu après le témoignage de l’auteur.
Un simple trajet de Kula se prépare des mois à l’avance, peut durer deux à trois semaines, mobiliser une soixantaine de pirogues à voile avec leurs équipages, leurs provisions, leurs cadeaux. Les incantations, la magie des sorciers destinées à en assurer le succès ponctuent chaque geste de cette aventure. Les légendes racontent des histoires de sorcières volantes dont il faut se protéger avec les bonnes formules. Les villages, du départ et de l’arrivée, souvent distants de dizaines ou centaines de km se synchronisent sur la pleine lune. La Kula est l’occasion d’entretenir des liens communautaires, de faire assaut de courage devant les difficultés, de montrer sa générosité par la beauté supposée des cadeaux offerts(2).
Des digressions en marge de la mise en scène de la Kula, sont consacrées aux traditions des clans soumises à un chef, au statut élevé des femmes dont les successions sont matrilinéaires, à des tentatives linguistiques d’interprétation des incantations rituelles, aux échanges commerciaux indépendants des dons et contre-dons des brassards et des colliers exclusifs de tout marchandage. La présence peu nombreuses d’Européens et de missionnaires qui a rapidement désintégré une tradition apparemment unique n’avait pas encore éliminé des restes de pratiques cannibales de plusieurs tribus ni la crainte résiduelle de ces pratiques chez les indigènes suivis par Malinowski.
Nb : La futilité, la gratuité apparentes du déploiement d’autant d’énergie collective n’a semble-t-il rien à envier à ce qui de nos jours peut mobiliser les passions de la planète entière lors de jeux olympiques ou d’une coupe du monde de foot ! On trouverait sans peine quantité d’autres exemples d’objets fétiches irremplaçables…
(1) Sous domination britannique à l’époque.
(2) Cadeaux sans valeur pour les Blancs au regard de la pêche aux huitres perlières autrement lucrative dans les eaux peu profondes de certains lagons.