L'ami arménien
de Andreï Makine

critiqué par Pucksimberg, le 10 janvier 2021
(Toulon - 44 ans)


La note:  étoiles
Une amitié adolescente sur fond sibérien
Le nouveau roman d’Andreï Makine est touchant et empreint de nostalgie et nous plonge dans « le Royaume d’Arménie » évoqué d’une façon si vive que le lecteur en sort presque émerveillé malgré la dureté du contexte dépeint.

Le narrateur, double de l’écrivain comme le souligne la quatrième de couverture, se souvient d’une amitié construite lors de ses treize ans avec Vardan, un adolescent arménien. La vie en Sibérie est dure, par son climat certes, mais aussi par la pauvreté qui y règne, par la violence de certains jeunes dans les rues et par le contexte politique. Vardan, atteint de la « maladie de l’arménien » est plus fragile que les autres jeunes. Cette maladie suscite des problèmes respiratoires, développe des plaques rouges et rend l’adolescent fragile. Souvent persécuté, Vardan est défendu par le narrateur qui va découvrir cette population isolée arménienne dans le quartier le Bout du diable, où ces êtres déracinés se sont installés à côté d’êtres aimés emprisonnés.

Andreï Makine possède une façon de narrer unique. Il nous emporte dans des contrées lointaines qu’il connaît bien et parvient à insuffler la vie à ses personnages d’une façon incroyable. Dans ce court roman, le lecteur découvre cette communauté arménienne avec plaisir et émotion. Le narrateur se souvient de deux photos vues chez Vardan, de la figure maternelle qu’est Chamiram, de la belle Gulizar … Il découvre ce monde qui n’a plus la grandeur d’antan, mais qui reste fascinant sous la plume de l’écrivain. L’on aurait presque envie de découvrir des auteurs arméniens pour plonger dans cet univers. Certaines scènes sont très marquantes comme souvent chez cet écrivain tant elles sont animées avec force et justesse. De plus, il y a une sensibilité chez cet écrivain qui parvient à décrire des réactions difficilement dicibles et pourtant il y parvient à l’aide d’images saisissantes comme ce moment de bascule évoqué dans le roman. Certaines scènes restent gravées dans la mémoire, elles sont visuelles, voire cinématographiques. Je pense à celle concernant Gagarine par exemple, ou celle où un couple d’amoureux aurait pu être en danger …

En lisant ce roman, le lecteur prend déjà plaisir à découvrir cette amitié, mais la toile de fond est loin d’être secondaire et éclaire sur l’Histoire comme c’est le cas dans de nombreux romans de l’auteur. Cela n’est jamais fait de façon didactique, mais avec subtilité. Cela fournit un éclairage très intéressant. A cet ancrage historique, s’ajoute la réflexion finale qui laisse poindre le regard de l’écrivain sur notre monde moderne connecté souvent illusoire, voire déconnecté du réel, un beau paradoxe.

J’ai vraiment aimé ce roman et regrette de l’avoir déjà fini. Andreï Makine est vraiment un grand écrivain. Ses romans sont marquants et sensibles.
aux portes du Goulag 10 étoiles

Je n’avais à ce jour rien lu de Makine, un des nombreux écrivains étrangers (russe cette fois) qui ont choisi le français comme langue littéraire. Ce choix s’avère judicieux à la lecture de son dernier roman, L’ami arménien, que m’a chaudement recommandé un bibliothécaire de Bordeaux-Lac. En plus, ça traite de l’amitié, un thème qui m’est très cher.

Ça se passe dans les années 60, au temps du soviétisme déjà déclinant. Le narrateur est un orphelin de treize ans qui survit dans une sorte de collège pour orphelins situé en Sibérie où il faut se battre pour exister. Il voit débarquer un jour Vardan, un garçon arménien, d'un an son aîné, malingre, au visage féminin, et que les caïds du collège tentent d’écraser. Vardan est malade d’une maladie singulière, alors inguérissable. Le narrateur prend sa défense, le raccompagne chez lui, dans un quartier lépreux situé près de la prison, et c’est le début d’une amitié un peu inattendue. Le narrateur fait connaissance de la petite communauté arménienne qui vit là, dans l’attente du procès de plusieurs parents détenus, accusés de séparatisme, et en attente du Goulag. Il apprend l’ampleur du massacre des Arméniens par les Ottomans à partir de 1913, toujours présent dans la mémoire arménienne.

Il découvre des personnages attachants, Chamiram, la mère de Vardan, sa sœur aînée Gulizar dont il tombe secrètement amoureux et dont le mari est détenu, Sarven, un horloger, sorte de colosse qui a construit un cadran solaire, tous nostalgiques du « royaume d’Arménie », et qui survivent en vendant leurs biens précieux, une cafetière ciselée, des boucles d’oreille, dont ils gardent précieusement le souvenir au grand étonnement du narrateur : "L’idée qu’un objet disparu survivait, tout en ayant été perdu, me semblait à la fois très juste et difficile à accepter – l’instinct de possession se mêlait dans ma tête au sens même de la vie, à mon jeune désir de toucher, de sentir et de garder la totalité de ce qui m’était précieux"...

Leur professeur de mathématiques, Ronine, un manchot mutilé de guerre, en ramenant Vardan malade, fait aussi connaissance de cette communauté. L’orphelin assoiffé de tendresse trouve chez ces Arméniens une sorte de solidarité et d’entraide. Le lien entre les deux garçons devient très fort, l’un est comme le double de l’autre, jusqu’à la catastrophe finale, qui advient le jour du jugement. À ce titre, c’est un roman initiatique : grâce à Vardan,le narrateur comprend "que nos vies glissaient tout le temps au bord de l’abîme et que, d’un simple geste, nous pouvions aider l’autre, le retenir d’une chute, le sauver".

Très bien écrit, ce livre montre bien l’utilisation de la langue française que fait l’auteur, à l’instar d’écrivains étrangers d’Afrique, d’Amérique latine et même d’Asie, tandis que tant d’auteurs français semblent prendre plaisir à la massacrer.

Cyclo - Bordeaux - 78 ans - 11 mars 2021


L'AMITIE ET L'HISTOIRE 8 étoiles

Dans ce récit, le lecteur qui s’attacherait de trop près au titre sera rapidement surpris, mais ce de façon très positive, car il n’y est pas question que de l’amitié, loin de là. Le narrateur se trouve dans un orphelinat de Sibérie, aux conditions d’éducation et d’hébergement très dures, marquées par l’arbitraire, la cruauté et la violence gratuite des condisciples de l’établissement. A quelle époque se situent ces événements ? Probablement dans les années cinquante-soixante, ces années où le soviétisme fait encore illusion avant son écroulement du début des années 90.
Il y a une amitié entre le narrateur et Vardan, un garçon du même âge, en butte à la violence d’autres adolescents soucieux de profiter de ses faiblesses et d’un état d’infériorité. Vardan éprouve de la compassion à la vision d’une prostituée et c’est l’occasion pour lui de resituer la signification de la souffrance, et sa réelle place : « Or, ce que disait Vardan allait bien au-delà de ce jeu d’antithèse sociales. Le malheur et la déchéance d’un être rendaient inacceptable toute la fourmilière humaine. Oui, tout entière ! »
Le narrateur et Vardan vivent dans le quartier du Bout du diable, déshérité et peuplé en majorité d’Arméniens. A l’occasion d’une visite chez la mère de Vardan, Chamiram, celui-ci scrute une photographie accrochée sur le mur. Ce sont des parents de la famille, des victimes du génocide de 1915, perpétré par les autorités de l’Empire ottoman et ayant provoqué la mort de plus d’un million et demi d’Arméniens dans des conditions de cruauté et de souffrance rarement atteintes dans l’histoire. Ces personnages, ce sont celles de Sarkisian, un horloger, et d’Altounian, un négociant en tissus.
Vardan joue là encore le rôle du révélateur, mais d’une façon sobre, faite de peu de mots, mais très évocatrice de l’horreur de l’événement : « Et pourtant, c’étaient précisément ces mots dénués de toute emphase et l’extrême simplicité de leur sens littéral qui rendirent à l’horreur vécue par les Arméniens une vérité sans recul possible, à la fois insupportablement réelle et fantasmagorique. »

Ce qui séduit, aussi, dans ce roman, c’est de voir resituer, redessiner des notions morales importantes, ainsi celle de la normalité. Vardan suggère à son ami de ne plus craindre d’être « anormal », de ne pas craindre de se tenir à l’’écart, sur le bas-côté : « Oui, la possibilité de m’en décaler-et de « sortir du cercle
Dessiné sur l’asphalte ». Quitte à être traité de pas normal. »
Enfin, et ce n’est peut-être pas un aspect anecdotique du roman, l’évocation du poids de l’héritage du communisme soviétique sur les comportements et les jugements des citoyens de ce pays est souligné à plusieurs reprises, « Ces humbles copeaux humains sacrifiés sous la hache des faiseurs de l’Histoire. »
La révélation finale du livre surprendra le lecteur, mais elle ne minimisera pas l’intérêt de ce beau texte sur l’amitié, l’histoire, la petite et la grande, et la nécessaire préservation des valeurs morales qui maintiennent en nous l’humanité.

TRIEB - BOULOGNE-BILLANCOURT - 72 ans - 23 février 2021


Oui, A. Makine est un grand écrivain 10 étoiles

Mais la France a mis du temps à s'en apercevoir, vu les délais mis à sa naturalisation. Cela n'est pas le cas aujourd'hui pour d'autres jugés plus "corrects"... Heureusement elle s'est rattrapée avec son élection à l'Académie Française.

Le roman suggère beaucoup sur les évènements de 1913 et c'est une bonne chose ; mais le lecteur pourra s'interroger également sur la présence d'Arméniens en Sibérie prêts à rejoindre le goulag. L'URSS continuait l'œuvre des Ottomans. Le jeune narrateur cherche des réponses mais ne les trouves guère. Idem pour le Karabagh arménien.

Pour ma part j'apprécie surtout les réflexions de l'auteur sur le sens de la Vie et le rôle de la mémoire face à l'Histoire. Vieillissant, l'auteur/narrateur retourne sur les lieux et constate les changements intervenus. Ce n'est pas réjouissant mais ne suffit pas à le désespérer.

Merci, Monsieur Makine !

Tanneguy - Paris - 84 ans - 28 janvier 2021