L'Heure nue
de Lygia Fagundes Telles

critiqué par SpaceCadet, le 28 décembre 2020
(Ici ou Là - - ans)


La note:  étoiles
Portrait d’une artiste en soixantenaire
Outre une vingtaine de recueils de nouvelles, sachant qu’à ce jour, Lygia Fagundes Telles n’a publié que quatre romans1, ‘L’heure nue’ serait donc le dernier paru en date, après quoi elle se serait dédié à ce qui semble avoir sa faveur, à savoir le récit court. Quoi qu’il en soit, s’il existe une différence notable entre ses romans et ses nouvelles, on peut cependant dire de ‘L’heure nue’ qu’il s’agit, en termes artistiques, d’un ouvrage témoignant à la fois de la maturité et d’un irrépressible attrait pour l’aventure. Car plus que jamais avec cette œuvre l’auteure transgresse les règles de l’écriture romanesque pour pousser plus avant la transcription de l’expérience subjective de la réalité, un défi exigeant de l’aisance, de la maîtrise et un certain goût du risque.

En effet, dépourvu d’intrigue et résultant d’un travail expérimental tant au niveau de la forme narrative que de la conception et la construction, évoluant sur un continuum inusité, ce récit s’avère quelque peu déstabilisant. Je dois reconnaître m’être interrogé plus d’une fois au cours de ma lecture, à savoir où exactement l’auteur voulait m’emmener et à quels éléments ou quels aspects mon attention devait plus particulièrement s’arrêter. Fort heureusement, grâce au sentiment de confiance que j’ai acquis au gré de mes précédentes lectures de ses œuvres, je n’ai pas hésité à me laisser entraîner parmi les méandres de ce récit.

Terrée dans son appartement situé au quatrième étage d’un immeuble cossu de São Paulo, entre deux gorgées de whisky Rosa réfléchit. Confrontée à la réalité d’une carrière et d’une vie amoureuse parvenues au point mort, envisageant avec plus ou moins de conviction de rédiger ses mémoires, elle fouille ses souvenirs, fait le tour de sa vie et dans l’attente du retour de Diogo, son ancien secrétaire et amant, elle s’accroche à l’espoir de (re)monter bientôt sur les planches.

Zigzaguant entre passé et présent, entre les rôles qu’elle a joués au théâtre et ceux de fille, d’amante, d’épouse, de mère, de maîtresse, d’amie et d’actrice adulée qu’elle a endossés au cours de sa vie, Rosa, à l’aube de la soixantaine, tente avec plus ou moins de succès d’assumer son passé, d’assumer ce qu’elle est, ainsi que de vivre dans un présent qui n’est pas toujours ce qu’elle souhaiterait et surtout qui ne ressemble plus à ce qu’il a été.

Tantôt amère, cynique, intransigeante, sentimentale, égocentrique, enthousiaste, écorchée vive, Rosa, avec ses forces, ses faiblesses, ses failles et ses défaillances, se révèle être avant tout indubitablement humaine.

Autour d’elle on retrouve, Dionisia la bonne, Rahul le chat, Cordélia la fille unique de Rosa, Lili l’amie de toujours, Ananta l’analyste et quelques autres, dont les trajectoires respectives croisent parfois la route de Rosa. Certains d’entre eux prennent parfois le relais de la narration, greffant ainsi au discours de la narratrice, leur propre histoire ainsi que leur perception de la réalité telle qu’ils ou elles l’expérimentent au moment présent. Ainsi, c’est dans une alternance de points de vue et de voix, sous une forme à la fois morcelée et panoramique que l’on découvre l’univers dans lequel Rosa Ambrósio évolue.

En filigrane de ce portrait, on peut percevoir le processus de maturation du personnage. Car à force de visiter et revisiter les différents moments butoirs de sa vie, on finit par comprendre la manière dont elle les a expérimentés et intégrés à son schéma identitaire, tandis qu’autre part, teinté par leur propre expérience, le regard porté par les autres personnages vient compléter le tableau.

Servi par une plume agile qui se plie et s’adapte plutôt bien aux différents points de vue, le roman se lit aisément et pièce par pièce, tel un puzzle, le tableau d’ensemble et la complexité qu’il met en relief se révèlent petit à petit. Une fois arrivé à la fin, constatant qu’il manque des pièces au puzzle, on comprend alors que la réalité n’est en somme qu’un tableau, un tableau que nous tentons jour après jour de reconstituer et cela en dépit du fait que nous ne disposerons sans doute jamais de toutes les pièces qui le composent.

Notes :
1.Ces romans ont pour titres : Ciranda de Pedra (1954), Verão no Aquário (1964), As Meninas (1973), As Horas Nuas (1989). Seuls les deux derniers titres ont été traduits en français.