L'accident de chasse
de David L. Carlson (Scénario), Landis Blair (Dessin)

critiqué par Blue Boy, le 23 septembre 2022
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Une œuvre magnifique… et dantesque !
Charlie Rizzo évoque l’histoire de son père, Matt Rizzo, récit dont le point de départ sera ce fameux « accident de chasse » dont il dit avoir été victime dans son enfance et qui le laissera aveugle, alors qu’il s’amusait avec ses copains. A la mort précoce de sa mère, Charlie encore gamin viendra rejoindre son père à Chicago, où il vivait depuis leur séparation. Un univers nouveau s’ouvre alors à lui, qui va lui permettre de découvrir que derrière les apparences se dissimulent des vérités pas toujours bonnes à dire…

Pour cet impressionnant pavé, David L. Carlson s’est basé sur une histoire vraie qui l’a captivé d’emblée, celle de son ami Charlie, ou plutôt celle de son mère, Matt Rizzo. Le lecteur le comprendra aisément dès les premières pages qui le plongent dans un univers sombre et inquiétant, à travers le récit de l’accident de chasse du père, dans un « no-man’s » land de Chicago où planait alors l’ombre de Leopold et Loeb. Les deux jeunes hommes avaient voulu commettre le crime parfait en séquestrant et en tuant un adolescent de 14 ans.

Sans trop spoiler le récit, on découvrira que le père, ancien petit malfrat, a fait plusieurs années de prison et que, par une troublante « coïncidence », il y a fait connaissance avec Nathan Leopold, l’un des deux assassins dont il partageait la même cellule. Avant cet épisode qui représente la majeure partie du livre, Charlie raconte ses premières années à Chicago, sa (re-)découverte de son père et les longs moments passés avec lui, dans un appartement sans lumière où il passait l’essentiel de son temps sur sa machine à écrire en braille.

C’est paradoxalement en prison que l’apprenti gangster s’est racheté une conduite en prenant goût aux choses de l’esprit, grâce à Leopold qui se révèlera, contre toute attente, une personnalité attachante et soucieuse de transmettre sa passion de la littérature et de la « langue des poètes » aux détenus. Au sein de la prison, celui-ci organise régulièrement des lectures des grands auteurs littéraires, dans un mode théâtral qui permet de mieux capter l’attention des détenus, avec parfois quelques réactions épidermiques et souvent passionnantes. Car l’initiative de Leopold intrigue, et peu importe ce qu’ils en comprennent, les prisonniers viennent assister avec intérêt à ces sessions en apparence à mille lieues de leurs préoccupations triviales, mais qui leur permettent a minima d’échapper à leur quotidien misérable.

David L. Carlson nous propose ici un roman graphique d’une extrême richesse, touffu certes mais néanmoins très fluide. L’érudition est présente à toutes les pages, avec en surplomb les figures tutélaires de la littérature et de la poésie à travers les siècles : Platon, Nietzche, Edgar Allan Poe, Shakespeare, Homère, Milton, Emerson et d’autres. Mais celle qui servira de fil rouge au récit, c’est assurément Dante Aligheri et sa « Divine Comédie », qui, pour Matt Rizzo, fera office de métaphore pour sa vie passée et présente, se muant progressivement en quête initiatique salutaire, lui qui avait pour obsession de mettre fin à ses jours au début de son incarcération.

Cet objet rare et très personnel s’avère un magnifique conte noir qui revisite avec brio la fameuse « Divine Comédie », prouvant s’il le fallait qu’elle fait bien partie des grandes œuvres humaines intemporelles. Landis Blair de son côté nous subjugue et nous envoûte par son trait hyper-expressif, tout en noirceur, reflétant parfaitement l’univers carcéral du récit (lié en partie à la cécité du personnage principal), où croisillons et hachures recouvrent les pages jusqu’à l’obsession. Ce parti pris autorise les visions les plus cauchemardesques, seuls quelques rares espaces sont concédés à un blanc à peine rassurant. Blair fait preuve d’une expressivité folle et d’une originalité inouïe dans la mise en page.

A n’en pas douter, « L’Accident de chasse », c’est du lourd, et pas seulement au sens figuré. Très justement récompensé au Festival d’Angoulême 2021, ce roman graphique, dans la lignée d’un « Maus », où là encore les rapports père-fils faisaient l’objet d’une exploration sans concession, est une ode superbe à la littérature et à la poésie, en particulier aux grands auteurs cités dans le livre. L’ouvrage, qui vient nous rappeler que l’imagination a le pouvoir de briser les barreaux d’une prison, honorera sans conteste votre bibliothèque. Un chef d’œuvre à lire et à relire.