Les larmes d'Ezéchiel
de Matthias Lehmann

critiqué par Blue Boy, le 25 octobre 2020
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Des pépins, du vin, du chagrin
Bette Lord, la trentaine, est artiste peintre et barmaid. Avec son ami et sa soeur, elle revient dans la banlieue de son enfance, à l'est de Paris, assister à l'incinération de son oncle. Dans la maison familiale, elle retrouve son journal intime et se plonge dans ses souvenirs : son alcoolisme d'adolescente, son histoire d'amour avec un artiste américain, jusqu'à la révélation d'un drame.

Il est difficile d’évoquer ce roman graphique de Matthias Lehmann, paru six ans avant celui qui l’a véritablement révélé, « La Favorite ». En effet, comment résumer ce récit multidirectionnel, qui part d’un deuil, se dissout dans les vapeurs d’alcool à travers un journal intime, avec comme fil conducteur le film d’un obscur réalisateur intitulé, comme l’album, « Les Larmes d’Ézéchiel ».

Ce récit très personnel au titre biblique de Matthias Lehmann est si sombre qu’il est malaisé d’en distinguer les nombreux recoins renfermant des messages cachés, évoquant la mort, la dépression, le suicide ou l’autodestruction, selon des codes propres à l’auteur. Si Ezéchiel est le prophète qui annonça la ruine complète de Jérusalem, le choix du titre n’est certainement pas fortuit... En apparence, il s’agit d’un simple journal intime, celui d’une jeune femme déboussolée par une vie sentimentale compliquée, narrant ses errements dans l’alcool lorsqu’elle était plus jeune. Tout cela ne laisse pas indifférent, peut même s’avérer dérangeant, mais parvient à captiver le lecteur. Celui-ci, intrigué à force de ne rien y comprendre pourra être aspiré par la puissance morbide du dessin aux accents surréalistes. Un surréalisme imprégnant jusqu’à la narration sans cesse déstructurée et la mise en page, hautement originale, qui voit les cases errer à travers la page, quand ce n’est pas le dessin qui s’en extirpe, comme pour se dissoudre vers un néant annoncé… Une narration constituée de saynètes — il y a du tragi-comique ici — en apparence incohérentes, reliées entre elles par un fil ténu, toujours prêt à casser à cause de la tension inhérente au récit.

On pourra même voir le double de Matthias Lehmann dans le personnage d’Adelphi Gaillac, auteur de BD fantasque et dépressif, recourant comme Lehmann à la linogravure, et dont l’ouvrage en question, « Les Larmes d’ Ezéchiel », a inspiré le documentaire de Gustavo Ninguém, personnage fictif, et la BD (la vraie, celle que l’on tient dans les mains) du même nom. Un jeu de poupées russes vertigineux, sorte de mise en abyme qui nous embrouille mais permet à Lehmann de se protéger de sa propre folie.

Et pour revenir au dessin, d’un aspect proche de l’illustration, il reste le point fort de l’album de par la fameuse technique de linogravure que Matthias Lehmann utilise également pour ses cartes à gratter, avec cette envoûtante esthétique hachurée, mais pas seulement. On en apprécie l’expressivité et la noirceur hypnotique qui nous avait tant plu dans « La Favorite », un récit qui permet de mesurer le progrès accompli sur le plan de la narration, qui souffre encore ici de tics fanzinesques et laisse la part (un peu trop) belle à l’improvisation. Néanmoins, on sera reconnaissant vis-à-vis d’Actes Sud, qui ne peut que se féliciter d’avoir cru au potentiel de cet auteur à l’époque.