Partition noire et bleue : (Lémistè 2)
de Monchoachi

critiqué par Eric Eliès, le 3 octobre 2020
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une poésie à la langue métissée extrêmement inventive, âpre et sauvage comme une expérience des limites
Jusqu'à il y a peu, je ne connaissais Monchoachi, pseudonyme d'un poète martiniquais, que par quelques poèmes de "l'espère-geste" repris dans la riche (malgré sa petite taille au format poche) anthologie de la poésie caribéenne parue chez "Le temps des cerises". J'avais remarqué un ton, entendu une voix mais ce sont des mots très élogieux de Patrick Chamoiseau qui m'ont incité à me plonger dans l'œuvre pour la découvrir davantage. Et c'est un peu au hasard que j'ai choisi ce titre (pour la raison assez futile qu'il m'a fait songer à un recueil d'Olive Tamari, peintre et poète toulonnais, que j'aime beaucoup et intitulé "Noir et bleu" paru dans les années 50 - je précise, pour éviter tout malentendu, que ce dernier n'a aucun lien avec les Antilles ou la créolité)

A peine ouvert, le recueil frappe le lecteur par la rigueur de sa composition. Le sommaire, intitulé table synoptique et inhabituellement disposé en début d'ouvrage, ressemble au porche d'un temple initiatique où les titres auraient remplacé les sculptures et images peintes. Divisée en 8 sections (L'Eau - Le Lointain - Le Réel/Le Jeu - La Règle - Le Sort - Le Masque - Rien - L'Eau (retour)) et 54 poèmes, la table annonce au lecteur prêt à franchir le seuil que le recueil a été minutieusement pensé et savamment composé comme un ensemble cohérent qui impose d'être lu dans le respect de son unité et de sa progression. Le recueil se lit ainsi que s'écoute une musique (ce que signifie d'ailleurs peut-être le titre) ou une récitation liturgique, dont chacun des mouvements fait sens dans l'ensemble plus vaste de la partition qui l'englobe. La gravité lapidaire des titres, que souligne le soin de la mise en page, affiche que cette poésie n'est pas un jeu gratuit d'éloquence avec les mots : touchant aux mystères et au sacré, elle exige d'être prise au sérieux.

Mais la caractéristique la plus singulière du recueil est l'extraordinaire inventivité (lexicale et syntaxique) de la langue, qui entrelace le français et le créole de toutes les façons possibles, du très trivial au très littéraire en assumant une palette allant du sexuel au sacré, avec des néologismes qui estompent les frontières entre les univers linguistiques et réalisent une étonnante symbiose. Là où il y aurait pu avoir confrontation ou superposition, s'opère un métissage qui fait déborder la langue française de son aire et, d'une certaine façon, la réinvente et l'enrichit pour lui permettre d'aller à la rencontre d'une autre civilisation. Même si les procédés et les intentions des auteurs diffèrent fortement, je ne peux m'empêcher de songer à ma lecture des "Immémoriaux" de Victor Ségalen ou de certains textes surréalistes suscités par la découverte des cultures et des arts africains et amérindiens (notamment après les séjours au Mexique d'André Breton, d'Antonin Artaud et Charles Duits qui y découvrirent l'usage chamanique du peyotl), où la langue française devient le support d'une parole poétique et d'une pensée mystique totalement coupées des racines culturelles européennes.

C'est, sans que soit jamais nommé précisément un lieu ou un pays, l'Afrique, son ipséité, ses mythes et ses rites, qui constituent la trame sur laquelle est tissée la "partition noire et bleue". Afrique réelle ou Afrique rêvée ? Mes connaissances ne me permettent pas d'en juger et au fond peu importe car la vérité de parole de cette poésie se joue de toute évidence au-delà d'une vérité ethnographique. Ouvrant son recueil par des images de la création du monde, Monchoachi s'efforce de retrouver le souffle de la parole originelle qui a façonné le rapport au monde spécifique des civilisations africaines et, dans une sorte de chant de liturgie païenne rendu polyphonique par le mélange des langues, de provoquer une résurgence des cosmogonies africaines. La lecture du recueil est souvent ardue pour le lecteur européen qui, privé de ses repères usuels et décontenancé par le champ lexical, peine à comprendre le sens précis d'un vers ou d'une strophe au-delà du ressenti d'une présence et d'une pensée "autre" que la sienne. En effet, à part quelques évocations des divinités égyptiennes, les références (noms, symboles, etc.) africaines ou vaudous confrontent le lecteur français européen, dont la culture est pour l'essentiel pétrie de références bibliques ou gréco-romaines, à l'altérité d'un rapport au monde pourtant exprimé dans sa langue. Cette écriture, qui ose aller jusqu'aux limites de l'inintelligibilité, constitue une étrange expérience des limites. Souvent, Monchoachi commence son poème dans un français disons "classique", élabore des images poétiques d'une grande beauté, les égrène ou les enchaîne en litanies (dans une langue rythmée impeccablement maîtrisée) puis soudain, comme si l'altérité devenait trop vive ou trop brûlante, la langue semble se déchirer et une autre voix - en créole ou dans une langue poétique inventée - surgit, comme un jaillissement de source avec plus ou moins de force selon les poèmes. Parfois, c'est un suintement en mot à mot, qui imprègne le texte sans le déstructurer, parfois, c'est un ruissellement ou un torrent qui inonde et emporte. Par exemple, voici le début et la fin du poème XVI : "le visible/l'invisible" dont il n'est malheureusement pas possible de restituer sur le site toutes les subtilités de mise en page :

Le monde parfumé,
Monde sensuel, cruel même
Obscur et exaltant
Visible seul dans la vision
du demi-cercle sis entre les deux yeux
Y flotte comme une présomption -- de noncence
tourbillon // fluide
fêtes et parures de fête avec tambours et balafons
avec cheveux tressés fine fine
enduits fard padouk
ruisselant lhuile
et ko couvert argile blanche.
Et femmes depuis deux rives
sur dleau battant pile branches
sur les bords de la rivière où l'on meurt parmi les rires
ralé voup par les tourbillons

Sur les bords de la rivière
le monde rosa-senti-bon
dérobé au regard des ennoncents
visible des seules têtes pècées
des têtes félées-pétées-fann'
des nègues zyeux rouges
des zyeux chèche
les yeux comme des nuages
les yeux comme la panthère en cage

LES QUAT'ZYEUX
qui brisent mygale -- éternité
fumée feu résine copal
la brusque secousse dans la paupière
(...)
Le remerciement merchi le merciement pour le bien reçu
La lune s'éclaircit
cela est bon
Les paupières sont collées
Le mil a germé
le bélier est immolé

Ces effets de langage s'appuient sur une mise en page très soigneusement réfléchie. Comme André du Bouchet composant avec le silence de la page blanche, Monchoachi dispose ses mots pour composer avec les musiques de langues multiples, jouant de la disposition du texte, des décrochages et des intervalles entre les mots et les lettres, et aussi des tailles et polices de caractère pour signifier le mélange des altérités ou créer des ruptures. La lecture ressemble parfois à une immersion dans une écriture expérimentale (et réflexive quand le poème se retourne sur lui-même et devient interrogation sur la langue) mais l'auteur, sans pour autant faire le moindre cadeau au lecteur non-initié (aucune note de bas de page ne vient éclaircir un passage obscur et j'ai rapidement renoncé à tenter de m'aider du dictionnaire), prend garde à ne pas égarer celui qui ferait l'effort de chercher à le suivre. Ainsi, la fin de chaque poème retrouve un français "classique", comme une sorte d'apaisement après la fièvre.

Cette poésie vibre d'une ferveur véhémente, à la fois belle et violente, et non exempte d'une certaine forme de cruauté. J'avais, il y a quelques mois, lu sur Poezibao l'intervention d'un poète (dont j'ai oublié le nom) célébrant la "beauté violente" du monde et cherchant à la retranscrire dans son écriture. Je pense que "beauté violente" est un qualitatif qui convient parfaitement à la poésie de Monchoachi, qui peut rebuter un lecteur par son étrangeté et sa radicalité. Et pourtant il y a, dans l'évocation des noces de la terre et de l'eau, dans la description précise de la course des étoiles, dans la densité de présence des puissances élémentaires qui semblent prendre corps et voix dans un fleuve ou un arbre, dans le pouvoir démiurgique de la parole exacte, dans la fièvre charnelle et la violence de l'épanchement des fluides vitaux (sang, salive et sperme), une force et des images qui touchent le lecteur au plus intime et éveillent des échos d'autres lectures, comme si elles étaient toutes des variations de vérités universelles. Par exemple, les "vielles femmes au bord de l'eau / à l'endroit que / à l'endroit où l'eau ne tarit pas", qui chantent à la fin du recueil "pour que le chemin soit clair" m'ont fait songer aux vieilles femmes de Yannis Ritsos, conteuses de la mer et de la condition humaine dans un recueil que j'ai présenté sur CL, qui puisait dans le fonds légendaire de la Grèce.

Baignée par une poétique de l'eau, dormante ou débordante, comme une puissance souveraine qui irrigue et nimbe toute chose, cette poésie célèbre les forces mystérieuses qui lient et transforment les êtres et les choses dans un cycle cosmique (présent, passé et avenir / tout se meut de-ci de là / de haut et de bas / devant derrière / tout mue, ceci en cela / cela en cel / et cel en icel / tout se fait écho, tout se reflète, tout se répercute / et fait inlassablement retour) mais, au-delà d'une simple évocation des forces, elle les ritualise également avec des accents de liturgie. Imprégnée de pensée magique et parfois précise comme un traité de sorcellerie, cette poésie s'apparente souvent au dévoilement d'un savoir hermétique fondé sur l'union cosmique de l'homme et de l'univers. Ainsi :

(...)
Lorsque Vénus se trouve près d'Aldébaran,
au coucher du Soleil on égorge un taureau noir
on étouffe une chèvre rouge.
Au lever héliaque de la tête de la Grande Ourse
Se déroule la cérémonie de perception des redevances.
Au lever héliaque de la Grande Ourse
commence la chasse à l'hippopotame ;
Elle dure jusqu'au lever des Pléiades à l'arrivée de la saison des pluies
au confluent des fleuves.
Quand le fleuve est au maximum de sa crue
et que le vent tardonya pénètre l'eau
on tue l'hippopotame dans le trou d'eau
avec les ongles on confectionne des laya
à l'usage des femmes stériles
un morceau de viande est jeté en sacrifice au fleuve.

Quand Vénus est proche d'Aldébaran
deux filles vierges revêtues d'un pagne blanc
sont ensevelies sous les remparts,
le marigot, tête et queues coupées, ne recevra plus que l'eau du ciel
(...)

Comment ne pas songer, ici, à la passion des surréalistes pour les sciences occultes (astrologie, tarots, alchimie, etc.) et la pensée magique, qui sous-tend des textes comme Arcane 17 d'André Breton ? Aussi, les deux textes (pages 84 et 136) qui interrompent la parole poétique pour délivrer une réflexion philosophique et politique opposant l'énergie vitale de l'identité africaine et l'aridité de la rationalité occidentale, me semblent biaisés. Ils dénoncent l'écrasement de l'Afrique par un modèle de civilisation à la fois conquérant et nivelant, mais le modèle matérialiste et consumériste, s'il est certes un produit de la pensée occidentale, ne la résume pas et ne l'épuise pas puisqu'il est dénoncé de l'intérieur en Occident. Sans remonter jusqu'à Nietzche, je pense à des ouvrages comme "La France contre les robots" de Georges Bernanos, à "La société du spectacle" de Guy Debord, à "Vivre et penser comme des porcs" de Gilles Châtelet, qui ont des échos qu'on retrouve, pour revenir en Martinique, dans "Ecrire en pays dominé" de Patrick Chamoiseau (dont j'ai commencé la lecture mais que je n'ai pas encore achevé). Les deux textes de Monchoachi, brefs comme de petits manifestes, sont des trouées politiques dans le flux de la parole poétique : ils éclairent la pensée et les intentions de l'auteur mais ils me semblent aussi qu'ils en limitent la portée en faisant émerger un paradoxe. Alors que cette parole poétique est la démonstration de l'existence d'un métissage, il semble que l'auteur veuille en refuser l'avènement.