Une caravane attachée à une Ford Taunus
de Pierre Stival

critiqué par Débézed, le 18 septembre 2020
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Souvenirs d'enfance
Depuis un certain temps Cactus inébranlable édition avait concentré sa production autour de sa collection emblématique : « Les P’tits cactus » mais son âme et cheville ouvrière n’a pas pu résister, et on le comprend, quand il a découvert ce texte de Pierre Stival, il l’a publié dans son rayon roman en le sous-titrant : « Roman à haut potentiel poétique ». Ce roman est en effet un texte de très haut nveau littéraire comme ceux qu’on découvre en général dans des maisons spécialisées dans la littérature dite « exigeante ». L’auteur raconte des souvenirs d’une vie antérieure quand il était enfant certainement ou un peu plus grand ou peut-être dans certains cas même adulte. Il se souvient d’une rue longue, très longue si on se fie aux numéros des maisons qu’il visite, presque toujours révélés. Il écrit ses souvenirs dans des textes courts, comme d’autres peignent des tableaux, qui se succèdent dans son roman comme ceux de Moussorgski dans son exposition.

Il déambule dans cette unique rue comme un chat errant qui sait toujours où trouver quelque chose à se mettre sous la dent, un peu de compagnie, quelques caresses douces et même un peu d’amour. Ses textes sont souvent comme la transcription des rêves récurrents qui le ramènent à cette époque où il avait la folle envie de partir en vacances en Espagne où il n’est jamais allé et où il n’ira sans doute jamais. Des rêves d’enfant qui se nourrissent de fantasmes, d’envies, de désirs inassouvis, de frustrations… A travers ses rêves, il reconstitue peu à peu cette rue maison par maison, sans oublier la maison qui se déplaçait pour voyager jusqu’en Espagne, cette rue qui fut le siège de ses déceptions et frustrations, cette rue qu’on croirait triste et sinistre mais qui ne l’est peut-être qu’à travers les souvenirs de l’enfant. « Un petit vent dans ma tête souffle sur mes souvenirs ».

Personnellement, ce qui m’a plus intéressé dans ce livre, c’est la processus littéraire utilisé par l’auteur pour faire exister son héros. Le lecteur ne sait jamais qui il est, l’auteur n’en parle que très peu. Il se contente de le dessiner en creux en décrivant minutieusement son environnement, en révélant ses souvenirs, en racontant ses rêves, comme un mouleur utilisant le procédé de la cire perdue : le sujet ne se révèle qu’après la fonte du moule. Dans ce roman, le héros se dessine peu à peu avec ses souvenirs et ses insatisfactions au fur et mesure que l’auteur décrit le milieu où il a vécu. « C’est une rue qui n’a plus ni début ni fin. Un tube de maisons, des carrefours perdus, de coins disparus, un univers clos ». Un univers qu’il n’a jamais pu quitter à bord de la caravane blanche accrochée à une Ford Taunus. Eternelle frustration, symbole de la vie qu’il a menée dans cette ville au bord de l’eau.
Cherche maison roulante désespérément 9 étoiles

« Je regarde les maisons en face, évitant les lignes de fuite. Les yeux dans les fenêtres du temps. Il est midi. Le soleil tout puissant est dans l’axe de la rue sans fin. […] »

Ainsi débute ce roman atypique de Pierre STIVAL qui se lit comme un rêve, dans lequel on peine à parvenir à l’endroit qu’on s’est fixé d’atteindre. Il se lit aussi, pour la forme, comme un poème en prose et dans une langue « à haut potentiel poétique ».

Le narrateur est en recherche d’une caravane attachée à une Ford Taunus stationnée devant la maison de son enfance prête à appareiller pour l’Espagne, avec à son bord son amour d’enfance, là où, on peut l’entendre aussi, sa propre enfance a pris le large, sans lui, pour s’aventurer par les chemins de traverse de l’adolescence puis de l’âge adulte…

Pour ce faire, le narrateur pénètre dans quantité d’habitations aux intérieurs à la fois familiers et étrangers, d’une rue infinie, à l’image du temps et de l’espace, aux coins dès lors hors d’atteinte.

Il s’agit d’une rue-monde volontiers menaçante qui prête à l’angoisse comme aux rencontres fortuites, où la réalité comme sa propre existence sont questionnées, mises en doute (« je me demande pourquoi je ne suis pas mort à dix ans, condamné à arpenter rue rectiligne, condamné à vivre), mais jamais celle de la fille à la peau claire de ses dix ans.

Les numéros des habitations visitées défilent, sans ordre, de manière aléatoire, jusqu’au n°1456 : « La rue s’étend et grignote l’avenir. »

Les habitants regardent beaucoup la télévision alors que « les films, enfermés dans les crânes, sont aussi dans les tiroirs, dans les pièces, dans les maisons… »

Un souvenir précis, le narrateur a six ans, le ramène le 21 juillet 1969 quand Neil Amstrong débarque sur la lune.

« J’écris un journal avec des dates. Des dates pour vieillir en mesure. »
Les dates font comme un écho différé aux numéros des habitations.

Quand, enfin, il trouve, le numéro de sa maison, « regardant le ciel et les étoiles », il « reçoit l’univers » et constate que « tout est en ordre ».

« Tout semble rentrer dans l’ordre. L’histoire, si l’on peut dire, va se terminer comme il se doit. »

Car « les histoires dormant entre les murs ont une vie, des vies », qui donneraient des indices sur la sienne – partie à vau-l’eau ?

La rue est parfois apparentée à une rivière s’écoulant entre les rives des façades, bordées par ailleurs de questions réponses.

« Je rêve d’eau entre les maisons, de voguer entre les murs. »

« Les matins d’été, les matins de vacances laissent traîner des sexes ouverts qui pourraient me noyer. »
C’est l’eau du temps qu’il « remue inlassablement » : « la vase des souvenirs refait surface, des bulles se coincent dans [sa] gorge… »

Et voici ce qu’il conçoit pour le numéro 1,, là où tout a commencé :

« J’imagine, peut-être endormi dans quelques maisons de famille, que le numéro 1 est la maternité, emplie de lits et de corps enflés. »

Plus loin, « la maison vide » est assimilée « au ventre vide de la mère après l’accouchement »…

Voici un roman rare, souvent poignant, sans cesse interpellant, qui, à travers l’image persistante de la rue, de la maison de l’enfance, un moment devenue vide, vidée de ses occupants d’origine, los proches, les parents, questionne le sens de l’existence (par où partir, comment revenir) et le poids du souvenir. L’être de l’enfance qu’un jour, on recherchera désespérément, car on l’aura perdu ; il s’en sera allé, pour toujours et sans nous.

« La petite maison qui bouge, blanche et sa fenêtre de toit orange. Voilà pourquoi je l’aime. Elle n’est pas attachée à la terre. Elle voyage, elle roule, elle quitte sa rue, lentement, arrimée à la Ford Taunus. »

Kinbote - Jumet - 65 ans - 22 août 2023