Apeirogon
de Colum McCann

critiqué par Malic, le 7 décembre 2020
( - 82 ans)


La note:  étoiles
Ceux qui refusent la fatalité de la violence dans le conflit israélo-palestinien
Bassam est palestinien, à 17 ans il lance sur une jeep israélienne une grenade trouvée dans une cache, ce qui lui vaut sept ans de prison. Là, il connaît les coups, la torture, l’humiliation, sauf de la part d’un gardien qui s’est pris d’amitié pour lui. Un jour il regarde à la télé de la prison un documentaire sur l’Holocauste et commence à voir les juifs et Israël d’un autre œil. Il lit Gandhi, Martin Luther King. A sa sortie de prison il participe à des rencontres avec d’anciens combattants israéliens puis rejoint les « combattants de la paix ». Deux ans plus tard, Abir, sa fillette de 10 ans est tuée par une balle israélienne devant son école, alors qu’elle revenait d’acheter des bonbons ; il adhère alors au « cercle des parents », regroupant des personnes des deux bords qui ont perdu un enfant dans la guerre.

Rami, est israélien, il a mené une vie sans histoire, heureux en famille et dans son métier de graphiste. Il ne s’intéresse guère à la politique ni aux palestiniens. Mais un jour Smadar, sa fille de 13 ans, meurt dans un attentat perpétré rue Ben Yehuda à Jérusalem par trois kamikazes palestiniens. Refusant la haine et l’esprit de vengeance, il adhère à son tour au Cercle des parents. C’est là qu’il rencontre Bassam, dont il devient l’ami ; désormais tous deux parcourent le monde, militant pour la discussion entre les deux peuples et pour la paix.

Malgré l’avertissement type de l’éditeur sur le caractère fictif des personnages, Rami et Bassam sont bien réels. D’après les interviews de l’auteur, ce dernier n’a apporté que des modifications de détail pour tout ce qui les concerne directement. Pourtant il s’agit bien d’un roman car McCann raconte leur histoire selon un mode très original, non linéaire et la met constamment en perspective avec quantité de faits historiques, anecdotes, contes, remarques personnelles, citations, qui entrent en résonance, dépassant ainsi très largement le simple récit. Un motif qui revient souvent est celui des oiseaux, symbole de liberté sans frontières, mais aussi de fragilité.
Un très beau roman, bouleversant et poétique, écrit avec toute la sensibilité de Colum McCann et hanté d’un bout à l’autre par le drame qui a frappé ces deux hommes. J’y ai appris beaucoup sur Israël et encore plus sur la Palestine. Un roman aux multiples facettes, comme l’apeirogon du titre, un polygone doté d’un nombre infini de côtés.

C’est aussi un roman d’espoir montrant des hommes qui refusent une guerre et une violence que tant d’autres, et des deux côtés, jugent inévitables, que ce soit par tempérament ou par résignation.

NB : il ne s’agit là que d’un détail, mais j’ai trouvé en elle-même sinistre et déplaisante l’anecdote (authentique) du repas d’ortolans de Mitterrand quelques jours avant sa mort.


Quelques extraits :

[Rami] :
Si j’avais trouvé une autre voie, je l’aurais suivie – je ne sais pas, moi, la vengeance, le cynisme, la haine, le meurtre. Mais je suis juif. J’ai un grand amour pour ma culture et mon peuple, et je sais que dominer, opprimer et occuper, ce n’est pas juif. Être juif, ça veut dire respecter la justice et l’équité. Aucun peuple ne peut dominer un autre peuple et obtenir la paix et la sécurité. L’occupation n’est ni juste ni soutenable. Et être contre l’Occupation n’est en aucun cas une forme d’antisémitisme.

[Bassam] :
J’ai commencé à me rendre compte que la violence était exactement ce que nos adversaires voulaient nous voir employer. Ils préfèrent la violence parce qu’ils peuvent l’affronter. Ils sont beaucoup plus rodés à la violence. C’est la non-violence qu’il est difficile d’affronter, et ce, qu’elle provienne des Israéliens ou des Palestiniens, ou des deux. Elle désarçonne.

Ben Yehuda, comme Einstein, disait que les juifs et les arabes étaient mispacha, une famille, qu’ils devaient partager la terre et vivre ensemble. Beaucoup de mots nouveaux hébreux qu’il contribua à forger dérivaient de racines arabes. Ces deux langues, disait-il, étaient des langues sœurs qui, à l’instar des humains, pouvaient vivre côte à côte et en même temps.

Les bombes explosèrent non loin du carrefour entre Ben Yehuda street et Ben Hillel street, du nom de Hillel l’ancien, père au 1er siècle avant J.C., de l’éthique de la réciprocité : ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît, ne l’inflige pas à autrui.
[ Ben Yehuda 1858 - 1922 : philologue juif biélorusse ]

Mon nom est Rami Elhanan. Je suis le père de Smadar. Je suis un graphiste de soixante-sept ans, un Israélien, un juif, un Jérusalémite de la septième génération. Et aussi ce qu’on pourrait appeler un diplômé de l’Holocauste.

Mon nom est Bassam Aramin, je suis le père d’Abir , un musulman, un Arabe. J’ai quarante-huit ans. J’ai vécu en plein d’endroits – une grotte près d’Hébron, sept ans en prison, puis un appartement à Anata et ces derniers temps dans une maison avec jardin à Jericho, près de la mer morte.

Rami avait appris depuis longtemps à accepter la confusion. Israël carburait au chaos. C’était un pays édifié sur des plaques tectoniques mouvantes. Les choses entraient constamment en collision. Tous les chemins menaient aux extrêmes, à la prochaine rupture, mais la vie atteignait le comble de l’intensité dans les moments de danger.

Bassam savait la corruption. La capitulation. L’isolement. Les revers. L’autocomplaisance. Les défaites. La résignation. Le refus d’admettre l’échec. Le faux pouvoir. Les menteurs, les escrocs, les imposteurs. Les emplois bidon. Les dessous- de table. La honte. La répression de l’espoir.
Peut-être un jour 8 étoiles

Colum McCann est un auteur que j’apprécie. Un de mes coups de cœur dans ma vie de lecteur a été le splendide « Et que le vaste monde poursuive sa course folle » paru en 2009. Je placerai ce roman un cran en-dessous même si le sujet est plus qu’honorable et la manière de conter (roman aux « 1.000 chapitres ») des plus originales.

Avant de lire «Apeirogon », je pensais que les palestiniens n’avaient plus aucune chance de -peut-être un jour- vivre en paix dans le pays nommé ‘Israël’. Après la lecture de ce livre d’une humanité et d’une générosité sans failles qui rappelons-le raconte les contacts puis l’amitié entre deux pères meurtris par les décès tragiques de leurs filles à cause de la guerre, je me suis dit que peut-être un jour, la paix avait une chance de revenir dans ce petit pays. Peut-être un jour ?

Ardeo - Flémalle - 76 ans - 22 avril 2022


Une lutte pacifique 10 étoiles

La forme du roman est complexe . Il y a 1000 chapitres de 1 à 500 , puis de 500 à 1000. Le cœur du récit est autour de 500. On approche ce cœur par petite touches. Par ailleurs le récit est entrecoupé d'innombrables digressions en lien avec des détails du récit lui-même et sur des thèmes qui reviennent de manière répétitive.
Sur le fond ,je comprend la démarche des deux pères. Après un sentiment initial de révolte de la part de Rami , celui-ci cherche un sens à la vie qui lui reste , et c'est finalement dans la recherche de la compréhension des victimes de l'autre camp qu'il va la trouver. Aux yeux des extrémistes des deux bords , cela va probablement déjà trop loin. La femme de Rami va un cran plus loin , puisqu'elle proclame que les assassins de sa fille sont les dirigeants israéliens , les kamikazes palestiniens n'étant que des victimes intermédiaires. (Ma réaction personnelle est qu'invoquer la responsabilité des dirigeants israéliens , mais qu'absoudre complètement les jeunes terroristes est excessif et dangereux , comme il dangereux de dédouaner des combattants réguliers d'une armée pour des exactions , commises sur ordre de leur hiérarchie).
Il y a un écho permanent entre les éléments de récit concernant la famille de Rami et celle de Bassam. Cependant la symétrie n'est pas complète. En effet Bassam a commencé à s'intéresser à l'histoire tragique de ses persécuteurs israéliens pendant ses 7 ans en prison bien avant le meurtre de sa propre fille. Rami lui vivait dans son cocon , indifférent aux palestiniens jusqu'à l'assassinat de Smadar dans un attentat terroriste. La position de Bassam n'est pas de renoncer aux droits bafoués des Palestiniens et celle de Rami est bien de reconnaître que ces droits sont bafoués. Ce n'est donc pas un renvoi dos à dos des responsabilités , même si l'objectif commun est de régler la situation pacifiquement. Le récit par sa longueur nous aide à comprendre le caractère oppressant des contraintes et des surveillances que subissent les palestiniens dans leur quotidien . Ils font face à une organisation sophistiquée , tatillonne , implacable. Même si l'objectif n'est pas de pourrir la vie aux palestiniens , mais d'assurer par tous les moyens la sécurité ,le résultat est le même . Ce résultat , selon Nurit est même contreproductif. Toutes les actions sont théoriquement exécutées dans un cadre strictement légal , mais le résultat pratique est que la condamnation du jeune soldat , meurtrier de Nadar, reste comme une exception qui confirme la règle, au milieu d'innombrables bavures .
En contrepoint on peut noter une scène de longue fouille à corps de Bassam au retour d'une de ses conférences . Elle s'achève avec l'explication de l'officier qui l'a initiée : Bassam a frotté contre ses doigts une friandise qui a laissé des traces confondues avec l’explosif SEMTEC... On comprend les paranoïas dans lesquelles vivent les deux communautés .
Dans cette confrontation qui dure depuis si longtemps et semble insoluble , la voie de la lutte non violente semble la seule issue possible . Ce livre y participe . Il est aussi la preuve que l'on peut faire de la bonne littérature avec de bons sentiments.

Nav33 - - 76 ans - 2 novembre 2021


Un superbe livre malheureusement trop long 7 étoiles

Dans un premier temps, la forme choisie, avec ces successions de chapitres courts à très courts, surprend puis, après quelques pages, l'intention de l'auteur se dessine et le lecteur se laisse embarquer dans le récit.

Le terme récit n'est peut-être pas exact, il s'agit plutôt d'une série de notes, de réflexions, d'états d'âmes, d'informations diverses, d'événements, d'incidents. Cela pourrait ressembler à un empilage mais chaque chapitre a son rôle et sa place.

Tout cela ne se déroule pas non plus selon une chronologie bien linéaire, en apparence tout au moins.
Les paragraphes se succèdent chronologiquement au fil des pages, il évoque le ressenti des deux principaux personnages avec ce que le présent évoque du passe.
Deux personnages, pas vraiment, plutôt quatre vivent dans ces lignes. Vivant n'est pas non plus le terme approprié car il s'agit de deux pères vivants et de l'une de leurs filles respectives, morte, tuée par un incident de guerre.

Quelle que soit la façon d'analyser cet ouvrage, il n'est guère possible d'être précis car la dualité est toujours présente, que ce soit dans l'organisation de l'écrit, le fond du propos, l'actualité des personnages.
Cela a l'heur de m'irriter profondément habituellement mais ici, ce n'est nullement le cas, bien au contraire, tout cela continue à la force du récit, à ce que je pense être l'intention première de l'auteur : faire ressentir au lecteur comment les vies sont éclatées en tous sens, comment les repères disparaissent, comment les raisons vacillent, comment le désarroi devient le moteur de leur motivation à vivre.
L'écrit ne traite pas seulement les ressentis des personnages mais il fourmille de ce qui apparaît au prime abord comme des anecdotes, des digressions mais se révèlent être des éléments qui, à un moment ou un autre, ont conduit à ce que les deux pères vivent.

Certes, le message de paix est évident, mais plus encore l'absurdité, l'incohérence des divisions, des étroitesses d'esprits qui conduisent à ces conflits me semble être l'idée principale, voire unique, de l'ouvrage.

Il me reste une interrogation cependant, les pères ont été des acteurs de ce conflit, ils sont frappés de plein fouet par la mort de leur fille mais, s'il est furtivement fait mention des fratries, les mères n'apparaissent nulle part. Est-ce là aussi un effet de la dualité présente tout au fil des pages ? Les pères ont perdu un élément féminin et l'auteur n'a pas voulu ajouter un autre élément féminin ? Pourtant ces mères vivent elles aussi cette situation.

Reste un autre côté fort de ce roman, un côté négatif.
Cet ouvrage est fort, puissant, original, efficace et pourtant au lieu de laisser le lecteur avec les claques qu'il s'est prises, l'auteur ressasse, délaye ce qui finit par diluer cette force jusqu'à l'anéantir.
Le récit est trop long, d'au moins cent voire cent cinquante pages. On finit par savoir ce que l'auteur va dire et cela conduit à l'ennui et le lecteur se détache, survole, les mots en trop finissent par laver toutes les émotions qu'il avait acquises.
C'est d'autant plus rageant et frustrant car tout est là pour faire un magnifique livre.

C'est avec grand regret que je ne recommanderai ce livre que très prudemment, en raison de cette longueur. Il risque de faire en sorte que le lecteur se désolidarise de ces pères et l'effet sera alors l'inverse de l'intention.

Mimi62 - Plaisance-du-Touch (31) - 71 ans - 24 septembre 2021