Clairières du temps
de Henri Corbin

critiqué par Eric Eliès, le 3 août 2020
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Poèmes caraïbes d'une grande densité, pleins de jeux d'ombres pour évoquer l'éphémère beauté des choses et des êtres
Dominée par les figures tutélaires d'Aimé Césaire (dont j'ai présenté sur CL le recueil "Moi laminaire") et d'Edouard Glissant, la poésie occupe une place éminente dans la littérature antillaise, et même au-delà quand on songe à l'importance des auteurs des Caraïbes qui ont marqué la poésie française en l'enrichissant d'un rapport au monde singulier, où les soubresauts de l'Histoire et la puissance de la nature et des forces élémentaires se prolongent dans l'intensité des sentiments et des passions humaines...

Aussi, il n'est guère étonnant, pour qui a la chance de partir à l'aventure dans les étagères d'une librairie de Fort de France où se côtoient oeuvres récentes et tirages épuisés, de découvrir des poètes méconnus mais dont la voix emporte, qu'elle charme ou invective ! Qui, en métropole, connaît Henri Corbin, que même la vaste étude encyclopédique de Robert Sabatier semble ignorer (du moins je n'en ai pas trouvé mention dans les tomes consacrés à la poésie du 20ème siècle) et dont les recueils semblent avoir été édités à compte d'auteur chez "La Ceiba", un imprimeur de Caracas ? Probablement, s'il n'y avait eu cette mention d'un avant-dire d'Edouard Glissant, j'aurais ignoré les deux minces plaquettes dans le présentoir des livres d'occasion de la librairie Présence Kréole et j'aurais alors raté le plaisir et la chance de m'immerger dans une poésie minutieuse, presque un peu précieuse, et dont le vers libre, finement ciselé jusque dans la mise en page, brode des nuances subtiles sur notre rapport au monde et au temps en se nourrissant de l'évocation des lieux réels (souvent précisés dans le titre et que, venant d'arriver en Martinique, je n'ai pas encore eu le temps de découvrir) où puise l'inspiration du poète.

Jardin de Balata

Fleurs chaudes
corps dorés de grâce
rameaux vertigineux trouant le ciel
et ce charme des choses promptes à renaître

Vous m'apportez dans le silence
nourri de trilles et de feuilles
le murmure de l'air
où flottent des âmes anciennes

Dans votre espace que la vie
de ses brasiers n'entame
que ne blessent l'épine, l'amer désir, les soucis
le bonheur s'installe pour mes yeux voyageurs

Comme chez tous les poètes des Caraïbes (antillais ou haïtiens) que je connais, la nature est omniprésente (principalement la mer et la flore) mais, chez Corbin, le sentiment qui domine est celui de la langueur et du voyage immobile dans la contemplation des choses, dont la densité suscite le sentiment d'une présence muette et primordiale. Mer, ciel, étoiles, pierres, plantes et animaux forment la trame d'un monde dont la vie secrète se dévoile à voix basse et que le poète cherche à cueillir et à recueillir, au bord du silence. On peut ici songer à Philippe Jaccottet évoquant le chant du monde, à peine perceptible, mais chez Corbin (comme chez Claude Henri Rocquet, à qui le poème "Cette pierre" m'a fait songer) se manifestent les signes d'une foi où la voix des choses est l'aveu d'un ordre supérieur, qui nous dépasse :

La foi

Seule la mer peut face à face
parler avec le ciel
toi tu n'es rien qu'un rien moqueur
des mots à l'écart, ce dormir de vie,
ce gibier qui se terre, cette poussière-comme-si
et pourtant de ta foi vêtu
tu pourrais t'envoler et écrire dans le ciel

Les poèmes et les vers sont courts, sans aucune emphase. Cette poésie d'une grande sobriété, et presque humble, sait ménager la part du silence et du non-dit, et parvient, comme dans une chambre d'échos, à faire résonner les mots pour donner à entendre plus qu'il n'est écrit et révéler les écarts entre le mot et la chose qu'il désigne. Ce qui pour moi rattache la poésie d'Henri Corbin à la haute poésie, c'est ce souci constant de souligner les fêlures, les jeux d'ombres et la distance - infime mais que rien ne peut combler - qui nous sépare de la présence réelle du monde. La beauté du monde est là, devant nous, à portée de regard dans l'éclat des fleurs ou d'un corps ardemment désiré, mais elle ne se laisse pas saisir, nous tenant à "l'écart", mot qui est un mot récurrent du recueil et en constitue - à mon sens - le titre secret.

Belle-Fontaine

Ici / les barques / que l'on touche / des yeux
sont des fleurs sur la mer
un écart de rêve / qui fermente / et / se dénoue

***

Désir

Aux heures de haute mer / quand se brise l'amarre / l'écart de sa nudité / te harcèle

Cette beauté apparente et sensible, qui nous fuit comme un reflux de vague, nourrit à la fois le désir de l'étreinte et la peine d'une promesse trahie. La poésie d'Henri Corbin diffuse une sensualité lancinante, teintée de douleur face à l'impossibilité de vivre pleinement dans la beauté du monde, qui se dérobe et se flétrit sous l'usure du temps qui passe et nous mène inexorablement vers la vieillesse et la mort (très présente dans le recueil), que le poète évoque avec des images poétiques puisées dans la nature, parfois surprenantes mais toujours justes.

Dans l'obscurité / la vieille est assise / Son passé se couvre de pétales / d'herbes folles, d'épines, de feuilles (...)

(...) Beau masque qui se dépouille / tu / perds / l'océan / quand l'âge s'en vient.

Les tragédies historiques et les tensions sociales propres à la société antillaise ne sont pas ignorées du poète (quelques poèmes y font d'ailleurs directement écho) mais l'essentiel de son propos poétique n'est pas politique, et porte sur l'évocation intime d'un rapport au monde meurtri par l'inaccessibilité de la beauté des choses, symbolisée par les fleurs (et la Martinique est surnommée l'île aux fleurs !) dont Henri Corbin ne cesse de célébrer la beauté avec des accents presque charnels tout en dénonçant le mensonge de leur beauté éphémère et trompeuse...

Les fleurs par leurs parfums / et leur tendresse / sont les vérités de la terre (...)

Des roses ici et là / m'avaient promis / la bonne odeur d'amour / l'arbre riant en ses fleurs / le plain chant d'une beauté souveraine (...) / et tout ne fut que tromperie d'être / eden en instance / chant d'oiseau lointain / passion brouillé de brume / fumée nocive / peur d'aube.

Le coeur souffre de cette beauté qui embrase comme un soleil mais ne se laisse pas étreindre. La vertu de la poésie d'Henri Corbin est de pouvoir, par sa ferveur sincère et sans grandiloquence et par la justesse de ses images, capter quelques reflets de cette beauté et la donner en partage dans un élan radieux d'amour, comme une lumière d'aube effaçant la nuit, et de l'éterniser dans les mots, d'une manière qui fait songer à Rimbaud dans l'alliance retrouvée de la mer et du soleil...

Le poème

Soyez chez vous / dans le poème que vous aimez / c'est l'oeil / des soleils / par milliers

***

Source d'aube

A l'aube la terre a sa verte santé / Le jardin s'enivre / Celle qui en revient / avec l'orange en partage / revêt sa robe de lumière / pour que la lune / n'abreuve ses calices / à la source de la nuit. / Le coeur offre ses rêves / comble tout de son amour. / Les nuages filent roses ou bleus. / Un grand bonheur s'exclame. / Voilà la mer et bientôt le soleil

***

Exit

En / traversant / les minuscules choses / où le soleil venait / il crut porter / entre ses bras / l'éternité