Les Argonautiques
de Apollonios de Rhodes, Benjamin Tejero (Dessin)

critiqué par Fanou03, le 27 avril 2020
(* - 48 ans)


La note:  étoiles
..."Ou comme cestui-là qui conquit la toison"
Je m’étais dit que l’année 2020 serait celle où j’oserai lire enfin ces deux monuments intimidants que sont l’Iliade et l’Odyssée. Le hasard a fait que, alléché par la parution de la « collection du centenaire » des Éditions Les Belles Lettres, c’est par une œuvre d’Apollonios de Rhodes, nettement moins célèbre que l’illustre Homère, que je débute en fait mon périple dans les épopées grecques antiques. Si le nom d’Apollonios de Rhodes ne vous dit rien, l’histoire des Argonautiques, elle, vous est sans doute familière à défaut d’en connaître les détails, puisqu’il s’agit de la chronique de Jason et de sa quête de la Toison d’Or.

L’origine de cette quête c’est à Pélias, roi d’Iôlcos, qu’on la doit. Averti par un Oracle que Jason un jour lui ravira son trône, Pélias trouve un prétexte pour éloigner le jeune homme en espérant qu’il périsse au cours de cette expédition pleine de dangers : ramener la toison d’or d’un bélier fabuleux, toison sise en Colchide (actuelle Georgie, autant dire à l’autre bout du monde connu d’alors). Jason part, reconnaissons-le, avec un certain nombre d’atouts non négligeables. Pour commencer il a le soutien de la déesse Héra, qui a un compte à régler avec Pélias ; le navire qui va transporter Jason et son équipage, la fameuse nef Argô est pour ainsi dire d’origine divine, car sa construction a été guidée par l’ingénieuse Athéna, alliée d’Héra pour la circonstance ; enfin l’équipage de Jason est la crème de la crème : une bonne partie de sa cinquantaine d’hommes qui le compose sont fils ou petits-fils de dieux, le plus illustre d’entre eux n’étant pas moins que l’invincible qu’Héraclès en personne ! Mais les obstacles rencontrés au cours du chemin seront terribles et il faudra bien tous ces atouts, et même l’aide d’une femme, la sombre Médée, pour que notre héros puisse les surmonter.

Par bien des aspects évidemment on est loin des canons modernes du récit d’aventure, ce qui peut être rebutant. L’entrée en la matière des Argonautiques débute ainsi par la présentation des cinquante compagnons de Jason, de leur ascendance, illustre comme je l’ai déjà dit, de leurs talents (Euphémos court sur l’eau; Lyncée a une vue perçante ; Orphée charme de son chant et de sa musique les plus terribles monstres,...), de leurs exploits. Il faut reconnaître que cette liste, qui court quand même sur une dizaine de pages, est plutôt fastidieuse et répétitive. Elle s’avère relativement gratuite aussi, relevant sans doute d’un rituel, car une bonne partie de ces personnages n’apparaîtront plus jamais dans la suite des aventures !

Certains épisodes m’ont paru en outre plus ou moins vraisemblables, comme celui où les hommes de Jason combattent par erreur, trompés par la nuit noire, les guerriers du royaume Dolion qui sont pourtant des amis ; décalés, comme le début du chant III où les Déesses discutent le bout de gras entre elles ; ou usant d’astuce scénaristique facile : ainsi quand l’équipage quitte le royaume de Dolions sans s’apercevoir de l’absence d’Héraclès, ce qui est bien pratique, pour se débarrasser d’un héros quasi invincible qui risquait de rendre les dangers rencontrés beaucoup moins palpitants et faire de l’ombre à Jason (remarquez que des centaines d’années plus tard les scénaristes de Avengers: Endgame auront le même problème avec la surpuissante Captain Marvel et useront eux aussi d’une ficelle pour la mettre de côté le temps de laisser briller les autres héros !)

Mon avis est que, pour apprécier ce texte, aux péripéties de valeur inégale à nos yeux de lecteurs de vingt-et-unième siècle, il est indispensable avant tout se laisser bercer par son chant et sa poésie. La fluidité de la traduction nous le permet amplement : la lecture des Argonautiques est plutôt aisée, malgré les longueurs inhérentes au genre. Ce qui m’a personnellement surtout gêné est la multitude envahissante de références aux personnages de la mythologie et à la géographie grecque. Mais même cette profusion, exacerbée par exemple au cours de la présentation des compagnons de Jason, participe à la mélopée générale du récit. Il suffit de se laisser emporter... La scansion de la prose, le rythme général du texte sont absolument envoutants.

Les Argonautiques est donc un texte émminemment littéraire, mais en ça réside aussi son intérêt et sa beauté. Apollonios utilise ainsi sans cesse des métaphores pastorales pleines d’emphase, sur plusieurs phrases, mais absolument superbes. Les pages magnifiques pleins d’intériorité décrivant la confusion et la souffrance de Médée qui vient de tomber amoureuse de Jason figurent parmi les plus incroyables et les plus splendides de l’œuvre, d’une facture que ne renierait sans doute pas un romantique allemand du dix-neuvième siècle.

Je voudrais finir par quelque mot sur le personnage de Jason. Que penser au juste de lui finalement ? On ne peut pas dire en effet qu’il cumule les caractéristiques du héros classique. Semblant par exemple avoir peur de froisser les égos des membres de son équipage, il apparaît en effet singulièrement effacé dans ces Argonautiques, ou bien chercher plutôt le consensus par la diplomatie. Même s’il est nominalement à la tête de l’expédition, le texte donne pourtant l’impression que ce sont certains de ces « adjoints » qui prennent les décisions importantes (Pelée, père d’Achille en particulier), ou qui prennent des risques (ce sera Pollux qui combattra le redoutable Amycos). On le voit régulièrement éploré, inquiet des suites de l’expédition, ou indécis. D’ailleurs même les épreuves que lui impose Aiétès, qui forment un des grands moments de la quête, il ne parvient à en venir à bout qu’avec l’aide d’une femme, Médée (ce qui lui est d’ailleurs reproché par ses compagnons), cette même femme qu’il sera à deux doigts d’abandonner assez rapidement.

Les Argonautiques est une œuvre qui, malgré ce qui peut nous paraître comme des maladresses narratives (la fin abrupte de l’œuvre par exemple), est emplie d’une grâce fabuleuse et d’ambiguïtés qui font sa richesse. Comme les très grandes œuvres, elle peut se dérober tout d’abord à nos yeux et peut nécessiter une deuxième lecture, comme ce fut le cas pour moi, pour en apprécier la très grande beauté. On rajoutera que l’écrin que lui offrent les éditions des Belles Lettres dans cette « Collection du centenaire », habillé par les illustrations toutes à la fois sobres et modernes de Benjamin Tejero, est d’une grande élégance.