Les pensionnaires
de Lygia Fagundes Telles

critiqué par SpaceCadet, le 1 mars 2020
(Ici ou Là - - ans)


La note:  étoiles
Devenir adulte dans le Brésil des années 1970
Roman dit ‘éponyme’ de cette auteure, le troisième qu’elle ait publié, ‘Les pensionnaires’ aborde le thème du passage à l’âge adulte, un thème ici exploré dans sa version féminine ainsi que dans le contexte brésilien des années 1970.

Ayant pour cadre le pensionnat Notre-Dame-de-Fátima, un foyer catholique pour jeunes filles situé à São Paulo, il raconte l’histoire de trois jeunes femmes dont les destins vont momentanément se croiser, alors qu’elles habitent dans ce pensionnat, pour ensuite se séparer de nouveau et poursuivre leurs routes respectives.

Lorena, étudiante en droit, issue d’une famille d’ancien propriétaires fonciers, nourrit un amour impossible et partage son temps entre rêveries, littérature, musique et conversations entre copines; Lião, étudiante en science sociales, fille d’un nazi repenti et d’une bahianaise, engagée et militante, toujours à court de temps et d’argent, désespère de revoir Miguel, son militant d’amoureux qui croupit en prison; Ana, étudiante en psychologie, admirée pour sa grande beauté, se bat avec des démons intérieurs qu’elle tente de fuir par tous les moyens possibles. Diamétralement différentes à bien des égards tout en ayant en commun d’être en train d’aborder un tournant de leur existence, ces trois jeunes femmes vont se rapprocher et se lier d’une improbable amitié.

Naviguant entre un passé qui les suit de près, un contexte sociopolitique difficile, l’emprise d’une religion qui reste omniprésente, un climat de revendications libertaires tel qu’il prévalait dans les années 1970 ainsi que leurs obsessions et leurs passions respectives, ces trois jeunes femmes tentent donc de se définir, de se frayer un chemin, de se fabriquer une existence et un avenir qui leur ressemble.

On retrouve ici quelques thèmes chers à l’auteur : la psychologie, l’identité et la sexualité féminine, la religion, les disparités sociales, etc. Compte tenu du contexte du roman on pourrait s’étonner du peu de cas fait autour du politique, mais sachant que le récit se déroule et (surtout) a été rédigé à une époque où le Brésil vit sous une dictature militaire (de 1964 à 1985), à elle seule l’évocation des éléments propres à ce contexte tels qu’exils forcés, arrestations et emprisonnements arbitraires, torture et disparitions, semble déjà relativement osée. Mais bien que l’on puisse être tenté de conclure à de l’autocensure pure et simple (d’autant plus que l’auteure est avocate de formation et exerçait alors cette profession au sein d’une agence gouvernementale), le peu d’attention accordée à la mise en contexte générale (je pense ici en particulier à la vie du pensionnat ou à celle de l’université que fréquentent les jeunes femmes) laisse plutôt penser que l’intention de l’auteur en écrivant ce roman ait été orientée (comme c’est le cas d’une bonne partie de son œuvre) vers une exploration de la psychologie et de la vie intérieure des personnages.

Hypothèse que confirme l’essentiel du propos tenu par le roman car dès l’abord, Lygia Fagundes Telles nous fait entrer dans l’intimité des personnages, nous dévoilant les pensées de l’une et l’autre des jeunes femmes, traçant ainsi depuis leur vie intérieure jusqu’à l’impression qu’elles projettent sur autrui, leurs profils psychologiques respectifs.

Bien qu’il n’y ait rien de particulièrement novateur dans ce type de contenu, c’est, à mon avis, sur le plan de la forme narrative et l'effet produit que cet ouvrage se démarque.

En effet, menée suivant une alternance de voix, allant de l’une à l’autre des protagonistes, la narration glisse également d’un discours en flux de conscience à un fil narratif mené à la troisième personne par un narrateur omniscient. Ainsi, passant sans transition d’une voix à l’autre, puis d’un point de vue à un autre, c’est un roman qui non seulement nous plonge dans la pensée de Lorena, Lião ou Ana, mais il dresse également un portrait à multiples facettes de chacun des personnages qu’il nous est ici proposé de découvrir.

En dépit de quelques écarts plus ou moins crédibles entre la personnalité et le comportement des personnages et bien que l’ensemble exhibe les ‘faiblesses’ d’un roman dépourvu d’intrigue (en témoigne le caractère rocambolesque de la conclusion), la justesse du regard posé sur cette génération de jeunes femmes ainsi que la dextérité avec laquelle Lygia Fagundes Telles manie la forme narrative employée, résultent en un portrait réaliste de même qu’en un roman d’une remarquable qualité.

N.B. Sous la direction d’Emiliano Ribeiro, ‘As meninas’ a fait l’objet d’une adaptation cinématographique, le film est sorti au Brésil en 1995.