Théâtre d'encre
de Claude-Henri Rocquet

critiqué par Eric Eliès, le 21 décembre 2019
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un théâtre incandescent et radical en quête d'absolu
Ce premier tome de l’édition intégrale de l’œuvre théâtrale de Claude-Henri Rocquet comprend quatre pièces (parfois accompagnées de longs commentaires sur la genèse du texte et ses interprétations) ainsi qu'un long essai sur Médée, symbole de l'horreur absolue, et sur la mise en scène de la monstruosité morale, comme une sorte de mise en abîme des profondeurs de l'âme. Le volume est précédé d'une importante et très intéressante préface exposant, dans la conception singulière de l’auteur qui renoue avec une tradition héritée à la fois de la Grèce antique et du théâtre « no » japonais, les rapports complexes tissés, sur la scène du théâtre, entre ce qui est de l’ordre du visible, donné à voir par la représentation, et ce qui est de l’ordre de l’invisible, qui reste voilé et ressort du sacré.

Le théâtre d’encre de Rocquet, extrêmement structuré et écrit, pourrait presque être rattaché à l’œuvre poétique (notamment les tableaux du Livre des sept jardins, qui font écho aux poèmes rassemblés sous le même titre) et j’imagine que ce théâtre exige des spectateurs (même si je n’ai jamais assisté à une représentation de ces pièces) une implication totale et une concentration proche de celle de la lecture ou de la liturgie (d'ailleurs, nonobstant l'étymologie, Rocquet rapproche "théâtre" et "théos"). Le texte des pièces est très littéraire et, à l’opposé des tendances actuelles cherchant le réalisme des situations et des dialogues, s’appuie sur le mythe et le rêve pour toucher et ébranler le spectateur…La simple évocation des thèmes abordés (l’errance d’Ulysse et l’attente de Pénélope, les crimes de Médée, l’amour fou de Tristan et Yseult, Loth et ses filles fuyant Sodome détruit par les anges, etc.) suffit à montrer qu’il ne s’agit pas d’un théâtre de divertissement, et la mise en scène des pièces de Rocquet doit constituer une gageure tant les ressorts de ce théâtre, multipliant les longs monologues, privilégient la parole (la parole pure, proche de la lecture à voix haute et du récitatif) et s’éloignent du « jeu » d’acteur. D’ailleurs, Rocquet n’hésite pas à déplorer certains choix de mise en scène, comme un compositeur pourrait critiquer l’interprétation d’une partition par un musicien plus ou moins adroit...

Je n’ai jamais éprouvé une émotion particulière à voir l’une ou l’autre de mes pièces prendre corps. Sans doute, le théâtre ne connaît son achèvement que lorsqu’il est incarné de même que la partition demande qu’on la joue mais cet accomplissement est infiniment variable (…) Pour moi, la forme de la pièce que j’ai écrite est acquise dans le texte. C’est le texte qui fait foi ; le reste est de l’ordre de la « traduction ».

Les textes sont d’une très grande densité et riches d’images poétiques qui parviennent à susciter le trouble ou l’effarement par une mise sous tension permanente et une volonté de se confronter à l’horreur absolue. Ce théâtre est l’œuvre d’un poète, qui recueille des visions et cherche à leur donner forme, et il y a dans ce théâtre une sorte d’écho de l’ambition poétique de « dire » l’indicible. Ici, Rocquet se confronte à plusieurs reprises au paradoxe de l’irreprésentable : les meurtres de Médée, l’assassinat d’Iphigénie (loin de toute notion de sacrifice et de devoir), Loth enivré puis violé par ses deux filles, etc. Il n'y a pas d'action, pas ou peu de progression narrative et aucun rebondissement scénaristique (à l'exception notable de "Tintagel" qui narre l'histoire de Tristan et Yseult, depuis les prémices de leur rencontre jusqu'à leur mort). En fait, Rocquet cherche surtout, sur la scène du théâtre conçu comme une sorte d'espace magique et sacré, à provoquer des visions ou des émotions brutes et il y a une dimension chamanique dans sa volonté de restituer, pour la faire ressentir dans toute sa densité voire sa cruauté, sans l'affadir par pudeur ou intellectualisation, la puissance des mystères du mythe (qu'il soit païen ou chrétien). J’avoue que j’admire, au-delà de son art et de sa fascination pour le paroxysme, l’exigence de vérité de parole qui porte le théâtre de Rocquet avec une radicalité qu’on ne trouve que dans la poésie. Ainsi, l’amour fou de Tristan et Yseult, versant dans la folie, et sa dimension charnelle, pleinement assumée sans rien édulcorer jusqu’à l’horreur dans le viol d’Yseult livrée à une foule de lépreux, m’a irrésistiblement fait songer au long poème de Gilbert Lély adapté de "La folie Tristan".

Ce théâtre d’encre (encre d’une écriture à la noirceur de nuit d’encre) ressuscite, à rebours des tendances du théâtre contemporain ancré dans le quotidien, les accents tragiques des grands mythes. Le texte se suffit à lui-même et parvient à susciter chez le lecteur des images mentales d’une grande puissance, qui semblent jaillir des mythes et du rêve. L’onirisme et le légendaire sont les deux sources où puise l’inspiration de Claude Henri Rocquet et, pour peu qu’on soit sensible aux histoires d’amour et de mort (celles que Denis de Rougemont présentait comme ayant les plus profondes résonances), on ne peut être qu’ému par ces textes qui, par leur portée, touchent à des vérités éternelles qui ne sont d’aucune époque et transcendent l'ordinaire des jours (comme en témoigne l'extraordinaire enjambement des siècles opéré par Rocquet dans son évocation de Loth et de Sodome)