Etranger dans mon pays
de Zhiyuan Xu

critiqué par Débézed, le 16 novembre 2019
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Le revers de la richesse chinoise
« Notre société a connu des bouleversements d’une telle violence et d’une telle rapidité que le pays tout entier semble être un grand arbre déraciné. La Chine a oublié ses origines ». Le changement est si brutal et si important que Xu Zhiyuan ne reconnait plus son pays où il se sent comme un étranger. Il a donc décidé de partir à sa redécouverte en commençant par parcourir la diagonale qui sépare la Chine des Han de la Chine des minorités, la Chine du pouvoir de la Chine des oppressés, la Chine des riches de la Chine des pauvres… « Si l’on trace une diagonale rejoignant ces deux villes (Aihui à la frontière russe en Mandchourie et Tchengchong à la frontière birmane au Yunnan), on observe qu’elle correspond à une ligne de démarcation géographique : côté est, à peine 43% du territoire, mais qui est occupé par 90% de la population ; à l’ouest, une immensité relativement inhabitée ». Son livre ne se contente pas de décrire ce qu’il a vu et entendu lors de ce périple, il l’a complété par d’autres textes assez divers. « Ce livre est donc un mélange. On y trouve des notes de voyage, des portraits ou des commentaires, mais le thème est toujours le même : il s’agit du sentiment de profonde rupture éprouvé dans la société chinoise contemporaine. »

Ce mélange comporte des notes de voyage aux Trois Gorges, une excursion de Shanghai à Xi’an, des histoires pékinoises, une incursion dans l’histoire au sud du Yangtsé, une excursion à Taïwan, un voyage à la rencontre des jeunes dans les trous paumés, une brève biographie de Chen Danqing, la vision de la Chine post Mao de Liu Xiangcheng et pour terminer un rencontre avec Yu Hua. Une somme de documents importante permettant à Xu Zhiyuan de jeter un regard sur ce que fut la Chine, sur ce qu’elle est devenue et surtout sur cette fameuse rupture qui relie l’ensemble des textes présentés. En faire le détail reviendrait à réécrire une bonne partie du livre, je me contenterai d’en tirer les principaux enseignements.

Ce qui semble, au premier abord, frapper le voyageur c’est le grand bouleversement qui s’est opéré dans les villes chinoises. Elles ont toutes été modernisé, les centres historiques ont souvent disparu, de grands immeubles uniformes et des tours standards ont pris la place. « En Chine, qu’on soit dans le nord, au sud à l’est ou à l’ouest, c’est la même ville qui est partout dupliquée ». Une ville qui grouille d’une foule énorme qui court en tous sens. « C’est sur notre masse humaine pullulante que nous nous sommes appuyés, bien plus que sur le génie individuel ». Cette source inépuisable de main d’œuvre qui permet de remplacer rapidement tous les défaillants et de ne pas se préoccuper de la santé des travailleurs.

La Chine d’aujourd’hui offre le spectacle d’« un bouleversement gigantesque, anarchique, sans égard pour les individus, au point que l’apathie ou l’indifférence y sont devenue des stratégies de survie ». Le régime qui a sévi avant l’explosion économique a anesthésié les Chinois, ils ont oublié leur passé, ne sont pas encore capables de se projeter dans un avenir structuré, ils vivent au présent sans se préoccuper de ce qui pourrait leur arriver, ne pensant qu’à accumuler de l’argent pour s’offrir le rêve qu’ils ont en eux après les longues privations : imiter le modèle de consommation des Occidentaux, pouvoir vivre comme eux, manger leur part du gâteau maintenant, très vite et sans retenue. Cette société vénérant le dieu argent s’est construite autour d’une rupture de plus en plus profonde entre ceux qui réussissent et ceux qui triment comme des bêtes pour payer la réussite des vainqueurs. Les touristes qui nous bousculent sur tous les sites touristiques de la planète sont les petits vainqueurs des réformes économiques. « Leur fierté, ils l’ont souvent conquise au prix de leur santé, et surtout de leur esprit : leur vision du monde est le plus souvent aussi étroite qu’imbue d’elle-même ».

Le niveau de vie des Chinois a enflé rapidement mais seulement pour ceux qui réussissent, pour les autres, notamment ceux de la Chine de l’ouest, des minorités, la vie est beaucoup moins facile. Les villes ont explosé, les campagnes se sont appauvries, les nouveaux riches flambent, les autres sont repoussés toujours plus loin dans la marge, ravalés au rang de simples moyens de production. Cet essor doré touchant ceux qui ont osé et pu entreprendre a un prix : « Qu’il s’agisse des individus ou du corps social chinois dans son ensemble, ce pays est dévitalisé : l’argent, lubrifiant social ou stimulant exclusif, y occupe un rôle prééminent ». Le régime maoïste a lavé le cerveau des Chinois, ils n’ont plus aucune conscience politique, ils ont perdu toutes leurs valeurs sociales et se moquent comme de l’an mil de l’avenir de la planète. Et, Xu Zhiyuan de conclure : « … chacun de nous porte aussi le fardeau d’une vie dont toute signification est absente ». Selon Chen Danqing, la Chine aurait perdu toute estime pour sa propre culture, dévorée par l’obsession de l’imitation dont ne résulterait, la plupart du temps, que des copies de mauvaise qualité.

Et l’auteur s’interroge en lisant Qian Mu, grand historien du XX° siècle : le ritualisme de l’ancien régime ne permettait-il pas au moins d’assurer une certaine solidarité entre les hommes et l’existence de valeurs collectives qui semblent aujourd’hui disparues ? Comme si un léger vent de nostalgie soufflait déjà sur les intellectuels chinois… C’est du moins l’impression que j’ai eu en lisant ce mélange de textes, l’impression que la richesse qui ruisselle aujourd’hui sur la Chine réclame en contrepartie un lourd tribut humain, social, culturel…