Tulipe blues
de Emmanuel Pinget

critiqué par Débézed, le 19 octobre 2019
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Odyssée routière
Perdic, le narrateur, et ses collègues, une belle bande de bras cassés, fabriquent des structures géantes rembourrées. Un samedi matin, leur patron les charge de la livraison d’une tulipe géante chez un client qu’il ne désigne pas, il leur indique seulement le lieu où ils doivent prendre possession du camion et les instructions nécessaires pour poursuivre la mission commencée par d’autres collègues. Débute alors une épopée burlesque, ubuesque, digne d’une odyssée mythologique où les héros prennent parfois des formes improbables et découvrent des lieux dont on ne soupçonne même plus l’existence. Le narrateur, le chauffeur et un concierge du camion, sic, errent comme des âmes en peine sur les routes de l’Est de la France, dans des villages imaginaires, des bleds perdus, de la région de Nancy. Ils tournent en rond ne rencontrant que des habitants encore plus insolites qu’eux-mêmes dans des auberges désertées ou presque : l’habitant d’une armoire, un homme poilu comme un yak, une fille aussi flingueuse qu’aguicheuse, des flics glandeurs et velléitaires, … Toute une petite société un peu dégénérée, digne de celle mise en scène par Jean Yanne dans son célèbre film « Fantasia chez les ploucs ».

Cette épopée absurde m’a fait penser au voyage impossible entrepris par les deux héros éponymes du livre de Samuel Beckett « Mercier et Camier ». Cette impression que les héros sont enfermés dans une nasse, tournant en rond sans jamais pouvoir trouver leur route, rencontrant des obstacles impensables, inimaginables, condamnés à vivre dans ce sinistre pays, ajoute une dimension désespérée à cette aventure absurde. Au-delà de cette absurdité et de ce désespoir, ce texte peut-être lu aussi, avec ses personnages inquiétants, violents, pervers, retors, mal intentionnés, incultes, comme une métaphore du monde d’aujourd’hui tombant en déliquescence, s’effritant, se délitant et courant à son déclin. Une atmosphère évoquant les romans de Volodine.

Mais, si sur le fond ce livre évoque une grande déconfiture sociale inspirant un profond désespoir, d’un point de vue strictement littéraire il est plutôt drôle, les personnages même s’ils sont en voie de dégénérescence, sont truculents, déjantés, Ils inspirent plus une certaine compassion que le blâme, Leur incapacité, leur maladresse, leur inculture, leur manque de jugeotte et de réflexion, les rapprochent plutôt des Pieds Nickelés ou des Branquignoles. Dans ce texte, il y a du Dard, entre suisses on peut s’inspirer mutuellement, du Queneau et même un soupçon de Blondin et de Fallet. Selon Pinget l’altération de notre monde ne s’accomplirait pas sans une certaine dose d’humour … ça serait peut-être aussi bien ainsi.

Pour conclure cette chronique un petit clin d’œil semble s’imposer : Emmanuel Pinget est de la famille de Robert Pinget, le créateur du personnage éponyme de la vénérable maison qui a édité ce livre. C’est un peu comme si une boucle se bouclait, même si nous souhaitons à l’auteur et à l’éditeur de travailler encore souvent ensemble pour leur plus grand bien à tous les deux.