Limite
de Antoine Émaz

critiqué par Eric Eliès, le 29 septembre 2019
( - 49 ans)


La note:  étoiles
vers le bleu, aux limites du corps et des mots
J’ai découvert tardivement l’écriture poétique d’Antoine Emaz. Je le connaissais essentiellement de nom et de réputation mais ce sont, hélas, les hommages qui ont suivi son décès, survenu cette année, qui m’ont incité à me plonger dans une œuvre qui m’évoque irrésistiblement celle de Marcel Migozzi, par la densité d’une écriture dépouillée à l’extrême et la volonté de dire, avec des mots simples et justes, le passage du temps et la lente érosion du corps qui vieillit et s’avance vers la mort.

Ce recueil, joliment édité par Tarabuste, porte un titre sibyllin par sa brièveté laconique et ses résonances. Limite… certes, mais de quoi ? L’aquarelle aux couleurs terreuses (mélangeant le jaune, le vert et le brun) qui barre la couverture suscite, malgré l’éclat solaire du jaune, un sentiment automnal, comme une sorte de dernière lueur qui précède un lent glissement vers l’hiver et l’entrée dans la nuit. Nuit à la noirceur paradoxale, puisque c’est dans son obscurité que puise l’écriture d’Antoine Emaz qui se définit comme une sorte de transfusion de la noirceur de la nuit d’encre vers la blancheur du papier ! En fait, la limite affirmée dans le titre se révèle progressivement être une double limite, étant à la fois celle du corps et celle de l’écriture qui se heurtent, comme à un mur infranchissable, à l’anéantissement de la vie (qui ne peut pas aller plus loin que le corps) et du langage (qui ne peut pas aller plus loin que les mots). Il n’y a pas d’ailleurs, juste le monde dont nous disparaissons peu à peu et quittons la beauté, avec peine et douleur… C'est une poésie émouvante malgré sa sécheresse apparente car elle donne le sentiment d'une vie qui refuse de renoncer et s'accroche à la terre, où elle a pris racine par les mots, en même temps qu'elle subit la fascination du ciel et de la mer, dont l'immensité sans faille est aussi synonyme d'engloutissement dans quelque chose qui nous dépasse et nous efface.

au cœur / rien que du bleu / immense et précis
les mots se perdent / retournent à leur fil d’encre / et ce n’est pas défaite / échec c’est / l’été net / caréné
vie pliée repliée / en attente / d’un mot du ciel / qui ne vient pas / sauf ciel

L’aquarelle de la couverture a omis le bleu, qui est pourtant la couleur dominante du recueil par l’évocation récurrente du ciel et de la mer. La mer hante l’écriture, comme un symbole du ressassement et de l’usure à l’œuvre dans les poèmes qui, souvent datés (ils s’échelonnent de l’été 2013 à l’été 2015), semblent faire écho à la vieillesse ou à une maladie qui ne serait pas nommée. Vertiges, craquements du corps, mémoire fuyante, traitements médicaux (pilules), douleur vive ou lancinante, épuisement, inquiétude du temps qui reste face à l’évidence de la mort, etc. : tout est dit à petites touches, sans emphase ni apitoiement, avec un mélange de stoïcisme et d’ironie un peu cruelle dans l’évocation du quotidien le plus trivial (images, bruits, odeurs) quand, par exemple, l’évier (double bac inox) apparaît soudain comme un bloc de stabilité qui offre un appui plus robuste et plus fiable que le corps ou les mots, si fragiles et presque dérisoires…

plainte inutile
on se n’est pas encore assez / habitué à vieillir
simplement
devoir laisser / lâcher abandonner / on a du mal
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quelque part / c’est égal
quelque part / c’est gênant
si finir venait du dehors / sans prévenir / ce serait plus simple
l’évier devient sale habitude
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les mots hésitent
quand ça secoue trop / ils filent à l’abri / dans la cave
des années on a pu croire / qu’ils menaient un peu la danse
là / ils fuient
et ne reviennent qu’après / quand ça se tasse un peu / durant le lent retour au calme

Les poèmes sont pour la plupart de petits textes en courts vers libres mais le recueil est aussi structuré par des blocs de textes en prose, massifs comme des récifs qui affleurent et font mousser le flux des vagues… L’écriture varie remarquablement les effets, qui s’imbriquent avec une très grande rigueur. Le recueil s’ouvre sur sept poèmes en prose qui épousent le mouvement de la houle pour, par de subtiles variations sur un même texte trituré et repris, identifier le souffle de l’écriture poétique avec l’expiration des vagues (dont le ressassement est aussi comme une respiration) qui déposent sur la plage/page une mousse bruissant de paroles… Les mots sont une écume trop légère pour saisir le monde mais elle est portée par un souffle qui pousse vers le grand large et le grand air et s’oppose à l’enfermement (quand le corps n’est plus qu’une carapace qui grince et craque).

un vent brusque / dans les mots / ouvre / un espace libre
la mer le ciel / poussés bougés / plus loin que la mer le ciel / l’horizon creusé / par les vagues d’air / sans cesse / dans l’œil
volets fermés

Alors, tant que le corps et la tête le peuvent, on écrit, dans les pauses de la douleur ou de la fatigue, sans trop savoir ce qui passe dans les mots, juste pour libérer, même si tout finira, pêle-mêle, par couler dans l’oubli et la poussière, les non-dits et les souvenirs fugaces d’une vie vécue dont rien ne subsistera sauf quelques traces témoignant d’une présence.

on met des mots / comme on soigne sans guérir
mais tout de même des mots
on ne sait pas vraiment pour qui pour quoi / on va dire du vivant / après
comme les empreintes de mains / un peu
du vivant est passé
au bout des traces / ce n’est pas du sens / seulement des traces

Même en ce point de fatigue, à la limite de la rupture du corps, à la limite de ce que peuvent porter les mots, malgré la grisaille et la confusion qui brouillent la perception et suscitent parfois un sentiment d’inanité et une envie de renoncement, la vie vaut la peine d’être vécue, que ce soit dans les fulgurances d’une beauté soudaine ou dans l’abandon au presque-rien du quotidien des jours, et célébrée...

on pourrait quitter
mais les visages les livres / les fleurs / et ce matin après la nuit
et puis la lutte la même / vers plus d’air ciel / lumière
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dans ces moments / la poésie peut passer par / une brise qui bouge l’herbe / un soleil pâle / une main tendue
on entend le bruit d’une machine à laver / le tic-tac d’un réveil / comme de l’encore vivant