Oeuvre Poétique Complète, Tome 2 - la Crèche, la Croix, le Christ
de Claude-Henri Rocquet

critiqué par Eric Eliès, le 1 septembre 2019
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une poésie chrétienne polyphonique, enracinée dans la chair du monde, pour célébrer le mystère de la Nativité
Décédé en 2016, Claude-Henri Rocquet, dont j’ai déjà présenté « Le village transparent » sur CL, fut l’auteur d’une œuvre poétique et théâtrale importante, encore trop méconnue, que les éditions Eoliennes ont entrepris de rassembler et publier.

Le titre de ce recueil, qui constitue le tome 2 des œuvres poétiques complètes, ne laisse planer aucun doute sur l’objet des poèmes, empreints de foi et de piété, qui évoquent la figure du Christ au moment de la Nativité et de la Crucifixion. Néanmoins, et malgré ce que pourrait laisser croire un titre aussi explicitement rattaché à la religion chrétienne, il ne s’agit pas d’une poésie dévote qui se contenterait de réciter le Credo pour reformuler les passages de la Bible comme une sorte de catéchisme versifié et/ou modernisé (ce qu’est parfois la poésie religieuse). D'ailleurs, Claude-Henri Rocquet n'évoque quasiment jamais la vie du Christ, sauf par de vagues allusions. Son écriture poétique est focalisée sur sa naissance et sa mort, dont il cherche à saisir le mystère et le miracle dans leurs dimensions à la fois divine et humaine. C'est une poésie qui s'adresse à tous, y compris aux incroyants, car la naissance et la mort sont les mystères de toute vie. Nous sommes cet enfant qui vient de naître et que l'hiver menace mais qu'une couverture réchauffe et rassure, un regard, une lumière dans la nuit, un visage, une haleine. A rebours de ce qui aurait pu s’apparenter à un exercice de style, la poésie de Claude-Henri Rocquet reste profondément intime et personnelle et ne confond pas (l’éditeur prend d’ailleurs soin de le souligner dans le 4ème de couverture) le poème et la prière. Il s’agit bien de poésie, enracinée dans la matière du monde, et non de liturgie.

Le recueil est composé de quatre parties d’inégales longueurs. Les deux premières, qui constituent l’essentiel de l’ouvrage, sont des variations sur la naissance du Christ et le mystère de Noël. C’est Norge qui donna à Rocquet le goût d’écrire chaque année, pour ses amis et ses proches, un poème de Noël au ton plein de foi naïve et de fantaisie, comme un poème d’enfant sage. Rocquet a poursuivi cette tradition : avec une écriture subjective à la fois simple et émouvante, il adopte le point de vue de tous les protagonistes, surtout les plus humbles omis par la Bible (une araignée tissant sa toile dans l’étable, une pâquerette en germe, etc.), pour décrire la Nativité et le miracle d’une révélation qui, source de joie ineffable, bouleverse leur vie de labeur et de misère par la promesse d'un amour éternel et universel. Au fil de la lecture, le recueil devient peu à peu une sorte de chant polyphonique embrassant tous les règnes, du plus petit végétal aux étoiles lointaines en passant par les hommes et les animaux, pour célébrer l'avènement du Christ.

Noel de la puce

Je vins avec le berger
Dans le pli de sa houppelande.
Je n’ai rien vu du beau verger
Ni la lumière sur la lande
Mais j’écoutais sans bouger
Et plus beau que le chant des anges
Un souffle d’enfant dans ses langes
Et sur le monde une rosée.
Peignez-moi, peintres de Hollande
Au profond de la houppelande
Et qu’à la loupe l’on me voie,
Qui ne vis rien, là, sans bouger,
Mais qui savais le monde en joie.

Néanmoins, les poèmes de Rocquet ont aussi une tonalité parfois poignante ou sombre, notamment quand il décrit la rigueur de l’hiver, la misère du peuple et l’oppression romaine dans des termes qui évoquent irrésistiblement l’occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale ou d'autres tragédies modernes. Ainsi, l’élimination des enfants premiers-nés, décidée par Hérode, s’apparente à une rafle et les soldats romains (menant le recensement décidé par l’empereur ou lancés aux trousses de Joseph et Marie fuyant vers l’Egypte) semblent appliquer les dispositions prises en Europe pour traquer les migrants.

La fuite en Egypte (...) Seigneur ! qu’est-ce que ça te fait d’être ce nourrisson / Dans l’hiver et sur la terre qui sont ton oeuvre ? / Qu’est-ce que ça te fait d’être cet enfant pauvre / Et qu’un édit du roi sur les portes condamne / A mourir si quelqu’un le découvre ? / Seigneur ! vois-tu comme le ciel est loin de nous / Et qu’il est dur parfois de marcher et de vivre ? / L’enfant tète le lait de sa mère inquiète. / Pas d’étoile sur eux comme en eurent les Rois. / Ils vont. Ils vont cachant leur vie (…)

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Nativité

Ce n’est qu’une écurie et qu’une étable dans l’hiver
Sous un ciel gris comme une peau de loup

Se souvient-il du ciel l’enfant qui vient de naître
Et qui dormant respire un air au goût de givre ?

Par un trou dans le mur on voit le noir d’un reître
Sur la neige boueuse où traîne un peu de nuit

Et l’on entend le bruit de ses armes de fer
Quand il les frappe l’une l’autre à petit coup.

Mon Dieu ! fais qu’il s’éloigne et qu’il ne trouve pas
L’enfant juif que sa mère cache dans ses bras.

De loin le chef criait au soldat de le suivre
Et la patrouille lourdement s’éloigne dans l’hiver.

La noirceur qui sourd des poèmes est au cœur du christianisme. Elle accentue le miracle de la Nativité et l’irrationalité de son mystère : Dieu s’est incarné pour faire l’expérience de la souffrance et de la misère humaines. Il naît dans le dénuement le plus complet, au cœur d’un terrible hiver, et périt crucifié comme un criminel. Sur une centaine de poèmes, Rocquet brode sur ce mystère, sans asséner son message. Sa prouesse est de parvenir à éviter, grâce à la variété des points vue portés par différents styles d’écriture (vers rimés, vers libres, prose rythmée), l’écueil de la répétition d’un canevas unique qui aurait pu, sans cela, rendre la lecture fastidieuse et lassante. Rocquet, qui a l’imagination fertile, épouse tour à tour le point de vue d’un homme (un berger, un soldat romain, un roi mage, l’aubergiste qui refusa d’abriter Marie et Joseph, etc.), d’un animal (un mouton, un bœuf, etc.) ou d’une chose (il fait parler un brin de paille, l’étoile qui guida les mages, etc.) et le donne en partage au lecteur, en exprimant simplement un ressenti. Il immerge son lecteur dans une conscience, qui peut être fervente ou anxieuse, et lui fait éprouver les joies et les tourments de la foi. Car la foi est un espoir, qui n’éteint pas totalement le doute et l’inquiétude face à l’évidence de l’injustice.

Cette partie contient aussi quelques textes très intéressants sur l’écriture poétique, qui éclairent la genèse d’un poème et le sens donné par l’auteur, qui avoue que le poème a sa propre cohérence et sa propre raison d’être. Un poème n’est pas l’aboutissement d’un processus conscient et maîtrisé d’écriture : son essence semble émaner d'un ailleurs.

Je ne sais ce que vaut ce poème venu sans que je l’appelle, sans que je le veuille, comme les autres, pour fêter Noël. (…) Peut-être ce poème ne m’est-il venu que pour que je m’interroge sur moi-même : fagot dont la raison d’être est une lueur.

Il arrive que les mots, venus là comme par surprise, et presque désavoués, raturés, effacés, contiennent un savoir qui n’est pas celui de l’auteur : il retrouve ce qu’il éprouvait, jadis, en ouvrant la pochette-surprise achetée à l’épicerie.

La troisième partie évoque les dernières paroles du Christ en sept poèmes qui constituent, à la fois, des témoignages (Rocquet adoptant le point de vue des acteurs) et des commentaires de l’Evangile. Rocquet, dans un texte final où il s’excuse presque d’avoir osé écrire sur la mort du Christ, explique qu’il s’agit d’une œuvre de commande pour accompagner, par des récitatifs, un quatuor de Haydn. Sans cette commande, il n’aurait pas osé se confronter à cette mort inconcevable. Il y a un peu d’exégèse dans ces poèmes mais, comme dans les Noël, Rocquet cherche surtout à faire ressentir la douleur – charnelle – du Christ puis son angoisse qui culmine dans un cri d’abandon. Une tension affleure dans chaque poème dont le ton, souvent solennel et puissant, n’écrase pas le sentiment. Le lecteur ressent l’amour, la souffrance, le désarroi, la peur puis l'attente et l’acceptation mêlée d'espoir qui étreignent Jésus crucifié agonisant sous les quolibets des soldats.

La quatrième partie, sobrement intitulée « Trois icônes », contient des portraits de saints (Elie, Martin, François) où le stylo du poète a remplacé le pinceau du peintre.

Dans les quatre sections du recueil, la poésie de Claude-Henri Rocquet, pétrie d'une foi ardente, n'est jamais sentencieuse ou moraliste (elle ne digresse jamais sur le pêché ou la grâce) ou coupée de la vie comme pourrait l'être un exercice spirituel d'adoration. Elle prend charnellement racine dans l'instant vécu et, avec une ferveur quasi panthéiste qui donne voix à toute la Création (hommes, plantes, animaux), érige le devoir d'amour du chrétien en maxime universelle. Ainsi, la poésie de Rocquet n'est pas une reformulation des épisodes de l'Evangile : elle est assimilation et appropriation pour, la force de l'écriture poétique, faire ressentir au lecteur un sentiment d'unité cosmique justifié par l'amour. Il n'est pas de vie anodine ou méprisable : tout mérite d'être aimé et sauvé. Le langage poétique dépasse alors les limites du discours religieux pour clamer un amour, qui ne peut qu'émouvoir par sa profondeur sereine, envers le monde et l'humanité. C'est une poésie qui ne cesse d'être profondément humaine, tout en évoquant ce qui dépasse et transcende la condition humaine...