Chaque mot est un oiseau à qui on apprend à chanter
de Daniel Tammet

critiqué par Eric Eliès, le 7 juillet 2019
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Comment les langues façonnent notre rapport au monde
Daniel Tammet est l’auteur mondialement connu de " Je suis né un jour bleu " dans lequel il révélait, avec sensibilité et clarté, les mécanismes singuliers de son autisme savant et de sa synesthésie, qui lui fait percevoir les nombres comme des entités autonomes aussi signifiantes (par exemple la tristesse spleenétique du 6) que les mots du langage ordinaire… Fort d’une famille aimante et patiente, Daniel Tammet n’a pas été enfermé dans un univers clos par son autisme et, au contraire, a utilisé sa prodigieuse capacité de mémorisation (qui aurait pu le transformer en « phénomène » médiatique exhibé sur les plateaux TV) pour apprendre des langues étrangères et s’ouvrir aux autres en citoyen d’un monde polyglotte. Il n’est d’ailleurs quasiment pas question de nombres et de sensibilité synesthésique dans ce recueil d’une quinzaine d’essais consacrés au langage, ou plutôt aux langages (puisqu’il en existe plusieurs milliers en usage) et sur la manière dont ils façonnent notre rapport au monde et aux êtres. Parmi les nombreuses rencontres que Daniel Tammet a faites depuis la publication de " Je suis né un jour bleu ", celle avec Jérôme Tabet (évoquée au premier chapitre) et celle avec Les Murray, poète australien atteint d’autisme savant (auquel tout un chapitre est consacré), semblent avoir été décisives dans la bascule de Daniel Tammet vers l'écriture. Avec leur soutien et leur complicité, Daniel Tammet a pris conscience que, sous son rapport aux mots, reposait une capacité d’écriture lui permettant de restituer, et de donner en partage à des lecteurs, les particularités de son rapport au monde et, au-delà, de s'interroger, à mi-chemin entre poésie et philosophie, sur l'essence même des rapports entre l'homme et le monde.

Partant de sa propre expérience, en évoquant son enfance autiste et son difficile apprentissage de la langue anglaise et des codes de la communication avec autrui, Daniel Tammet souligne la froideur des techniques usuelles d’acquisition des langues. Il eut, lors de ses premiers pas d’élève et d’enseignant, la chance de rencontrer des personnes dotées de suffisamment d’indépendance d’esprit, comme sa professeur d’allemand au collège (Mme Frau Corkhill, une femme excentrique à laquelle il rend un très bel hommage !), pour oser s’affranchir de conceptions académiques qui considèrent le langage comme un système figé de règles et de signes. En Lituanie, où il était parti donner des cours d'anglais dans une association de femmes, Daniel Tammet a vite abandonné les manuels, dont la rigidité héritée de l’ère soviétique sapait l’enthousiasme de ses élèves, et s’est appuyé sur la poésie de Sylvia Plath (nota pour les éventuels amateurs : Ariel, le chef d'oeuvre de Sylvia Plath, est présenté sur CL), sur ses ambiguïtés et son équivocité, pour enseigner l’anglais d’une manière vivante et finalement plus authentique.

Dans les chapitres suivants, qui se lisent aisément, Daniel Tammet élargit peu à peu ses interrogations sur le langage à notre idiosyncrasie et sur la manière dont une langue nous permet de penser le monde. En effet, un langage n'est pas neutre : il véhicule et impose ses concepts au locuteur, ce qui peut poser d'importantes difficultés de compréhension en passant d'une langue à l'autre. Daniel Tammet évoque, par exemple, les difficultés posées par la traduction des poèmes de Les Murray (il cite d'ailleurs Robert Frost : "la poésie est ce qu'on perd à la traduction") ou de la Bible, le livre le plus traduit au monde, dont le message universel doit s'adapter aux contraintes spécifiques de la langue dans laquelle il est exprimé. L’angle d’approche de l’auteur est souvent le même : il contacte une personnalité ou un spécialiste, échange avec cette personne et nous livre, sans didactisme pesant, son analyse et son ressenti. Les deux principales préoccupations de Daniel Tammet, presque ses obsessions, portent sur la vitalité des langues (comment elles évoluent, s’interpénètrent - comme l’anglais et le français au sein de l’Académie française -, se protègent des influences extérieures – comme l’islandais mais aussi le français - et parfois luttent pour ne pas disparaître - comme le mannois) et sur les correspondances, explicites ou implicites, entre les mots et le monde sensible. La composition de l’ouvrage suscite parfois d’étranges échos ou mises en abîme. Ainsi, l’abstraction excessive de l’esperanto (né du désir louable de faire tomber les frontières entre les hommes) est soulignée par le saisissant contraste avec l’immédiateté du nahuatl, qui s’efforce d’incorporer dans la langue les sons de la nature.

Peut-être parce que son rapport au monde fut influencé par la synesthésie, Daniel Tammet n’omet pas d’interroger les langages de ceux dont la sensibilité est singulière ou altérée. Il consacre des chapitres très intéressants au langage des signes (qui m’a rappelé un souvenir de jeunesse où j’avais observé, fasciné par la stupéfiante densité de leur regard, des sourds discutant entre eux sur une plage) et aux impacts de la technique sur l’usage du langage, notamment les effets du téléphone sur une communication quintessenciée à l’échange de mots et la désincarnation de l’interlocuteur provoquée par le recours aux texto. J’ai ainsi appris que le fameux « allo » qui ouvre toute communication téléphonique avait été codifié par Thomas Edison !!!

Daniel Tammet clôt son ouvrage en évoquant les tentatives d’apprentissage d’un langage par les ordinateurs. Aujourd’hui, l’informatique et l’IA concurrencent l’intelligence humaine dans de nombreux domaines (y compris au jeu de go, qui était l'un des derniers bastions de la supériorité humaine) mais le test de Turing n’a toujours pas été franchi. Il est peut-être possible que les humains tissent, à l’avenir, des liens de sociabilité avec des IA (un peu comme dans le film « Her », que Daniel Tammet ne cite pas) ou communiquent de manière tronquée avec des IA mais, pour les spécialistes du langage, dont les réflexions prolongent certaines considérations de Descartes sur la machine, il ne sera jamais possible à un ordinateur d’assimiler et d’utiliser le langage comme le fait un homme parce que le langage est fondamentalement équivoque : il suppose un contexte vécu et un rapport au monde dont les machines sont dépourvues.