Oeuvres complètes, volume I, 1906-1920
de Jacques Maritain, Raïssa Maritain

critiqué par Martin1, le 25 mai 2019
(Chavagnes-en-Paillers (Vendée) - - ans)


La note:  étoiles
Défendre la scolastique au XXème siècle.
Cela peut vous paraître surprenant, mais malgré mon admiration, je n’avais pas envie de rédiger une critique sur Jacques Maritain. La gentillesse avec laquelle on me l’a demandé m’a convaincu de m’y atteler. Ce ne fut pas sans douleur. Il est toujours douloureux d’avouer qu’on s’est laissé convaincre, surtout par un philosophe si suspect en notre siècle d'incroyants. Maritain, ses phrases longues, son vocabulaire médiéval, ses arguments acérés, ses raisonnements méditatifs, se sont employés à percer un front, le mien, et je me suis tout simplement laissé convaincre.
J’ai lu les œuvres complètes de Maritain quasiment en totalité (chose que je n’ai jamais fait pour aucun auteur, c’est vous dire la puissance de mon enthousiasme !). Il existe de nombreuses manières de commencer. Je suggère de commencer par ses Eléments de Philosophie (qui établissent des bases indispensables en métaphysique) puis poursuivre avec Théonas (un vrai régal) et La Philosophie Bergsonienne.

Il y a une différence curieuse entre les philosophes et les scientifiques. C’est la manière dont on en parle. Quand on parle des philosophes, on a dans la bouche un je-ne-sais-quoi de vague ou d’onirique qui répugne le puriste des sciences. J’ai découvert la pensée de Kant, tu devrais la lire… Allons donc, est-ce donc un joli paysage qu’on voudrait nous montrer ? Ce n’est pas ainsi qu’on parlerait de scientifiques. On ne dit pas « j’ai découvert la pensée d’Einstein », ou « j’ai beaucoup apprécié la pensée de Heisenberg ». Non ; on dit qu’on a appris la théorie de la relativité, ou le principe d’incertitude, qu'Einstein et Heisenberg ont découvert à notre place. On ne songerait pas à mettre en doute sans prudence de telles autorités. Par contre, sitôt qu'on nous parle d'un philosophe, on se croit autorisé à juger sur-le-champ s'il nous plaît ou non, si ce qu'il dit nous paraît vrai ou faux.

Je sais qu’en notre époque on se complaît dans ce paradoxe. Nous supportons sans broncher et sans contester l’autorité d’Einstein ; mais jamais celle d’un philosophe, car la philosophie est une affaire d'indociles. On dit que la diversité des philosophes fait leur richesse, etc. C'est un commentaire un peu fade, qui semble oublier que l'erreur charmante n'en est pas moins une erreur. En fait, c'est surtout un moyen d'écarter la philosophie du champ de la science. Une science suit souvent une progression de génération en génération ; tandis que tous les philosophes prétendent être les fondateurs de leur philosophie. Leurs systèmes ne se ressemblent jamais. De Spinoza à Leibniz, de Hume à Kant, de Nietzsche à Sartre, on est sans cesse obligé d’oublier les acquis des précédents.
Quelle ironie ! Il est donc impossible de faire de la philosophie quelque chose qui ne serait pas à fonder mais plutôt, à continuer ? Pour Maritain, au fond, la pensée scolastique était la seule qui eût pu prétendre être véritablement scientifique. La seule qui permettait qu’on la continuât. Et Maritain, Gilson et bien d’autres, presque dans le silence, en ont été les brillants continuateurs.
Mais chacun des philosophes modernes érodant ce monolithe un peu plus profondément, il tirait sans cesse de son entame, de nouvelles conclusions plus révolutionnaires, et se persuadait alors d’être le premier à les avoir trouvées.

Je ne pourrai vous convaincre du génie de la pensée de Thomas d'Aquin dans cette critique : la lecture de Maritain (ou de Gilson, un auteur qui lui ressemble sur bien des points) est ici indispensable. Je vais cependant donner quelques éléments de compréhension afin de ne pas demeurer dans des généralités :
- La pensée scolastique place la raison comme instrument privilégié de la connaissance humaine. Tout y est millimétré, calculé, éprouvé à la lumière de l’expérience, et éprouvé à ce qu’on appelle aujourd’hui (fort stupidement) le rasoir d’Ockham. Elle se situe dans un juste milieu, rejetant dos à dos le mépris de la raison (tel que Kierkegaard et Bergson ont pu l’exprimer) et le monopole de la raison (le rationalisme qui écarte complètement le rôle de la foi).
- La pensée scolastique établit que toute la matière de la connaissance provient des sens et seulement des sens (vue, ouïe, toucher…). La connaissance ne provient PAS de la Bible ni de Dieu. Notre raison peut ensuite travailler cette matière sensorielle comme un boulanger travaille sa pâte. Elle se situe dans un juste milieu, entre l’innéité de Descartes (nos idées viendraient toutes préchauffées de Dieu en personne) et le sensualisme de Hume, Locke et de Condillac (le sens serait suffisant et la réflexion n’est que somme de nos expériences, la réflexion ne serait qu’empirisme).
- La pensée scolastique est dualiste, c'est-à-dire que matière et esprit coexistent dans le monde. La matière est la source même des « espèces intelligibles », qui nous vient des sens, en effet. D’où la tentation des matérialistes de résumer le monde entier en la seule matière (matière-étendue de Descartes ou matière-énergie de Bachelard, ici cela importe peu). Mais l’esprit est la condition même de l’existence de cette connaissance ; il permet de traitement de l’information fournie par les sens. La matière ne peut pas se « comprendre » elle-même : un caillou n’appréhende pas l’existence d’un autre caillou ; le recevant n’est jamais de la même nature que le reçu, en quelque sorte. Matière et esprit coexistent, et même, sont en l’homme les deux parties complémentaires d’un même tout. Ici la pensée scolastique suit la doctrine d’Aristote : elle se situe dans un juste milieu entre le dualisme radical (Platon, Descartes : matière et esprit coexistent mais n’ont aucun lien l’un avec l’autre) et le monisme radical (Pour Berkeley, seul l’esprit existe ; pour les matérialistes à la suite de Helvétius, seule la matière existe). Ce juste milieu porte le nom de dualisme hylémorphique.
- La pensée scolastique déduit l’existence de Dieu par la raison. C’est ici l’un des points les plus chauds de la doctrine et je crois qu’il a constitué une de mes plus grandes surprises. L’argument évoqué ici est l’argument cosmologique de l’existence de Dieu, qui n’a rien à voir avec l’argument ontologique de Saint Anselme ou sa version remaniée par Descartes, que Saint Thomas juge erronés. Personnellement, après une longue réflexion, cet argument me paraît tout à fait admissible. Il tient une importance centrale dans le système et se situe dans un juste milieu entre le panthéisme (Bruno et Spinoza qui considèrent que la réponse à l’argument cosmologique est que Dieu est indistinct des choses ; c’est en fait une justification intellectuelle nécessaire de l’athéisme mais elle a l’inconvénient d’abolir la Morale ou du moins de changer radicalement son sens) et les doctrines gnostiques qui jugeaient que Dieu est connaissable (le Dieu dont parlent les scolastiques est purement inconnaissable ; il est seulement intelligible, c’est-à-dire objet de pensée, et en tant qu’intelligible on peut lui donner certains attributs). Cet élément a d’extraordinaires conséquences sur la signification qu’on donne à la Morale, qui est l’assignation de causes finales aux choses (leur égarement constituerait le Mal) par une intelligence divine.
- La pensée scolastique sépare l’esprit humain en deux parties : l’intellect et la volonté . L’intellect est lui-même une structure complexe (intellect agent, intellect patient, imagination, mémoire) mais passons. Les sens sont les branchements dont il dispose comme source d’informations à traiter et en déduire de la connaissance ; son objectif est d’entrer en adéquation avec le monde. Cette adéquation entre l’esprit et l’être est appelé vérité. A l’opposé, l’esprit peut rétroagir sur le monde au moyen de choix qu’il effectue librement. Les choix peuvent être orientés en fonction de sa recherche de plaisir, sa fuite des émotions désagréables, mais également répondre à des aspirations dictées par une morale ; la modalité sous laquelle s’effectue ce choix est appelée liberté. A ce sujet il faut vraiment lire Maurice Blondel. En tout cas ici elle suit un juste milieu entre le déterminisme (existence d’un intellect mais absence de volonté libre, Spinoza) et le pragmatisme (existence d’une volonté libre mais échec éternel de l’intellect, William James).

J’ai fourni ici un petit aperçu de la pensée scolastique, défendu avec une extraordinaire vigueur par Maritain. Je n'ai pas mentionné la passionnante querelle des universaux qui est tout aussi typique. On voit que l’école scolastique fait un usage systématique de ce fameux juste milieu d’Aristote. En fait, en bétonnant ainsi le système sur deux fronts à la fois la scolastique cherche à se donner le rôle d'une forteresse assiégée par les penseurs modernes idéalistes et les penseurs non moins modernes matérialistes, empêchant toute pensée adversaire totale et cohérente. La séparation des modernes entre matérialistes et idéalistes, fait directement écho à la séparation radicale entre esprit et matière faite par Descartes, et qui fut pour les scolastiques, la grande catastrophe du XVIIème siècle ; Kant symbolise ainsi finalement ce drame qu’a l’intellectuel moderne de se contenter d’un idéalisme absurde sans pouvoir renouer avec le « terroir » des réalités matérielles. Il devient alors ce « vieux Kant », raillé par ses successeurs pour qui la déception de son système aboutit à un repli dans l'égocentrisme, dernier retranchement de l’homme pensant, que ce soit dans le désespoir (Schopenhauer) ou dans la complaisance (Nietzsche).

Autre remarque, la métaphysique est ici considérée comme le point névralgique des sciences humaines. L’épistémologie de Thomas d’Aquin constituait sûrement une de ses plus grandes forces. Science de l’être par excellence, elle est la seule science à pouvoir opérer des raccordements avec tous les autres : Physique, Biologie, Sociologie, Anthropologie, Mathématiques, Psychologie, Politique, Théologie, qui en sont des extensions parfois fort éloignées. Or la métaphysique est justement la science que les modernes se sont attachés à saccager. L’autorité que la métaphysique exerce sur les autres disciplines n’est cependant ni anarchique, ni autoritaire (encore ce juste milieu !). Les principes de base de la métaphysique sont véritablement passionnants mais les raccordements avec les autres sciences s’effectue de façon remarquablement libérale. Il est faux par exemple de croire que les découvertes de Darwin, sous prétexte qu’elles entrent contradiction apparente la théologie, devraient être écartées par les scolastiques. Si Thomas d’Aquin avait connu Darwin, quelle admiration aurait-il conçu pour cet homme ! Il est bien trop subtil pour vouloir détruire la théologie au profit de la biologie, ou inversement. Maritain, lui-même, est très attentif aux découvertes de son temps, qui le sidèrent tout à fait. Ses réflexions sur Einstein sont typiques d’un philosophe admiratif, convaincu du génie du physicien, mais qui cherche à se garantir hâtivement contre des interprétations trop « philosophiques » de la théorie. Ici Maritain peut faire preuve tantôt de maladresse (il a mal interprété la notion de « simultanéité » chez Einstein et s’en est lui-même excusé par la suite), tantôt de grande profondeur (il récuse toute conséquence de relativisme philosophique dans la théorie d’Einstein dont le nom de "relativité" prête à confusion chez les philosophes modernes trop impatients).

Maritain ne déteste pas les philosophes modernes. Il les contredit parce qu’il les a lus avec beaucoup d’attention ; et d’une certaine manière il semble les comprendre mieux qu’ils ne se sont compris eux-mêmes. Simplement il semble s’apercevoir que Thomas d’Aquin (et ses successeurs : Cajetan, Jean de Saint-Thomas, Vitoria, Suarez) ont anticipé en partie les conséquences de la désagrégation de la scolastique, et deviné qu’il en résulterait un démembrement entre les sciences et la disparition de la métaphysique.
La métaphysique s'efface de la pensée. Elle qui était la science par excellence, on l'a réduite au rang humiliant des pseudo-sciences. On la place à côté des mesmérismes, des sectes ou des religions. Sous prétexte que la métaphysique n’est pas science à chiffre, et qu’elle occasionnerait d'âpres querelles sur le « sexe des anges », elle est au mieux inutile et désuète, au pire néfaste. Essence, existence, substance, qualité, quantité, êtres de raison, êtres réels, être en acte, être en puissance, forme et matière, évidence scolastique, intuition de l’être, syllogismes déductifs, syllogismes inductifs, heccéité, noétique, esthétique, entéléchie, irascible, concupiscible, droit naturel, droit positif… Ces mots ne vous évoquent pas grand-chose ? Ils étaient les innombrables composants d’un univers mental à très haut potentiel, mais qu’on a jeté à la poubelle sous prétexte qu’il était passé de mode.
C’est ici une grave erreur de négliger la métaphysique. Si on veut comprendre la dimension de cette erreur, il faut fournir un effort suprême : celui de s’intéresser et de chercher à comprendre les intellectuels du Moyen-Âge. Pour beaucoup, c’est trop en demander ; notre siècle méprise les gens du Moyen-Âge, nous aimons à les caricaturer, les moquer, les considérer avec compassion comme des canailles ou des ignorants.

Maritain m'a appris à aimer la pensée médiévale. Il est une clé de lecture dont je ne me sépare plus. Il a choisi son camp, c'est vrai. Il n'est pas impartial ; mais cette partialité ne me gêne plus. On n'interdit pas à un professeur de physique de "prendre parti" pour Newton. C'est dans ce sens que Maritain s'est senti obligé de défendre Saint Thomas, parfois avec acidité et sans céder une seule parcelle de terrain. Qu'on le veuille ou non, Thomas d'Aquin construisit un appareil métaphysique extraordinairement souple ; sa pensée semble s'adapter facilement à des questions très diverses. Son dogmatisme n'est pas plus pesant qu'un corpus de lois scientifiques en physique.
Je ne peux que vous encourager à découvrir Maritain et la scolastique ; ce travail, qui est de longue haleine, a été (pour ma part) récompensé.