La seule femme vraiment noire
de Charles Duits

critiqué par Eric Eliès, le 24 mars 2019
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une oeuvre inclassable et outrancière, à la fois mystique et hypersexualisée, et férocement drôle
Il y a quelques années, dans ma présentation sur CL de « Le pays de l’éclairement », j'avais affirmé que si Charles Duits, l’un des derniers grands poètes « voyant », était né 2000 ans plus tôt, il aurait certainement été de ceux qui composèrent les grands textes sacrés du Véda ou de la Bible. Ce livre inclassable, sorte de révélation mystique au texte brûlant et excessif, me prouve que ma supposition n'était pas infondée mais, faute de pouvoir remonter le temps, Duits s’est jeté corps et âme dans une tentative littéraire hors du commun, presque désespérée malgré un humour énorme, pour retrouver la source de la ferveur religieuse et y puiser la force de combattre les « ténèbres » où nous sommes enlisés. Je ne connais pas d’équivalent à ce livre, composé à la limite de la folie, qui cherche à condenser et porter la parole d’une déesse, femme noire assimilée à Isis, qui visita Charles Duits pendant une dizaine d’années et lui révéla un enseignement ésotérique. Isis, en tant que déesse noire donc « femme » et « négresse » (c’est le terme employé par Duits), concentre en elle tous les symboles de l’aliénation qui mine notre civilisation. Elle est, en quelque sorte, la « victime ultime » (l’esclave, la prostituée, etc.) dont le message messianique ne peut être qu’un message de libération. Duits y croyait-il vraiment ou n'est-ce qu'un artifice de présentation ? Il semble bien que Duits, qui croyait aux anges et aux inconnus supérieurs, pensait véritablement être visité par une entité féminine allogène (i.e. étrangère à ce monde) et allogique (i.e. douée de raison mais n'utilisant pas sa raison comme le font les humains), à la beauté physique sublime, qui l'a progressivement initié à un enseignement ésotérique et "érosophique".

En tant que lecteur assidu de Charles Duits, dont j’ai présenté quelques ouvrages sur le site, je tiens à souligner le courage de l’éditeur « Eoliennes », qui a pris le risque de publier ce texte inédit de Duits, hypersexualisé et outrancier, et qui heurtera la plupart de ses lecteurs potentiels, admirateurs de Duits ou pas. La préface de Juste Duits (fils de Charles Duits) est très éclairante sur la genèse de l’ouvrage, écrit dans une période de crise intense, à la fois conjugale (son épouse vivait recluse dans sa chambre, sombrant peu à peu dans la dépression et la folie) et personnelle (Charles Duits lui-même sentait qu’il atteignait un point extrême au-delà duquel il allait basculer dans la folie, la mort ou la délivrance). Ce livre est donc une sorte de catharsis poétique, un saut à pieds joints dans l’Inconnu baudelairien dont Duits ne connait pas l’issue… Présenté comme une œuvre écrite « comme on se jetterait par la fenêtre en remplaçant l’asphalte par l’inconnu », ce livre est bel et bien une tentative de suicide par les mots. Suicide psychologique pour tuer l’ancien moi « aliéné » et renaître « délivré » mais aussi un suicide social tant ce livre, qui s’empare du vocabulaire sexuel le plus cru, à la limite de la pornographie, pour délivrer un message mystique, ne peut que rendre son auteur infréquentable.

Le grand maître de Charles Duits est Victor Hugo. J’avoue pourtant que, même s’il n’y a vraiment aucun rapport entre ces différents ouvrages, je ne peux ici m’empêcher de songer au distique de Philippe K Dick dans Ubik (« je suis vivant et vous êtes morts / sautez dans l’urinoir pour y chercher de l’or ») et à Rabelais, qui manifesta la même capacité que Duits à entrelacer, jusqu’à les rendre indissociables, sa réflexion, profonde et subtile, et sa verve, férocement drôle et totalement insoucieuse du « bon goût » !

Que dire du message d’Isis en lui-même, que Duits nous relaye via le truchement d'intercesseurs (l'ibis, le babouin, etc.) issus de la mythologie égyptienne ? Il est impossible à synthétiser en quelques mots sans le trahir par excès d’intellectualisation ou sans le rendre risiblement grotesque par la vulgarité apparente des propos. Duits érige la condition féminine en question fondamentale. Pour lui, tout est secondaire par rapport à la place de la femme dans la société et il fait de la libération de la femme, contre l’oppression masculine, la clef de notre libération et de notre fusion avec le cosmos. Avec des arguments qui m’ont parfois fait songer aux essais, bien plus policés et bien moins ambitieux, d’Emmanuelle Arsan (« L’hypothèse d’Eros » et « Epitre à Paul VI »), Duits disserte presque à l’infini sur le clitoris, organe féminin d’un plaisir pur sans aucune utilité fonctionnelle, et sur la confusion que permet la sodomie entre les principes féminins et masculins… L'écriture multiplie les ruptures de ton, d'une amplitude extraordinaire, et ne cesse d'osciller entre le métaphysique, l'humour et le sexe. Le titre des chapitres est éloquent et je m’abstiendrai de les recopier, tant ils peuvent susciter le malentendu et l’incompréhension.

Tout en étant très différent de celui de ses romans (Ptah Hotep, Nefer) et de ses autres essais, le style de Charles Duits reste superbe et flamboyant. Surtout, il manifeste un humour énorme et transgressif dans ses charges contre la bien-pensance et l’utilitarisme consumériste. On ressent bien que Duits hait, viscéralement, le libéralisme, la politique et le matérialisme ambiant (y compris dans les pays communistes). Il cherche Dieu par tous les moyens et se moque, avec de terribles éclats de rire, de tout ce que nous prenons au sérieux. Il va souvent trop loin (comme quand il qualifie Hitler de « petit rigolo ») mais il est salutaire que ce genre de livre existe. Sa présentation des relations entre l’écrivain et l’éditeur (la pute et son souteneur, qui convoite le prix Goncourt comme un proxénète avide de monter en gamme rêve de quitter la ruelle sordide où il fait tapiner ses filles), ses diatribes virant au catalogue d’insultes contre les puissants du monde avec une verve et une inventivité qui enterrent le capitaine Haddock, ses digressions (qui mélangent l’analyse et l'ironie) sur les artistes, sur les grands penseurs et les philosophes ne peuvent que faire sourire ou rire. Duits déclare d’ailleurs, avec un ton très sérieux, que son ambition est CO(S)MIQUE. C’est un livre qui, sous réserve de tolérer l’hypersexualisation du texte (à tel point que j’ai très rapidement cessé de le lire dans le métro), communique au lecteur une énergie vitale revigorante !

Néanmoins, même si ce livre est un extraordinaire témoignage de désir de libération totale et de quête de la présence de Dieu (au-delà des dogmes de toutes les religions qui sont autant d’écrans et de voiles et nous font confondre, par dérisoire désir de sécurité, Dieu et le « père Eternul »), il n’en reste pas moins un livre à prendre avec des pincettes. Duits, qui a toujours cherché à traverser les apparences au mépris du danger (utilisant le peyotl comme un aiguiseur de lucidité et reprochant à Henri Michaux son approche trop prudente et « occidentalement » raisonnable), incarne parfaitement la figure de l’outsider, du poète et du penseur "initié" en marge de la société contemporaine. Charles Duits se fiche éperdument, au nom de la vérité de parole, de l'acceptabilité de son livre et ose toutes les audaces, empruntant des chemins peu frayés et périlleux. Comme Artaud, il est possible que Duits n’en soit pas sorti indemne. Je ne peux m'empêcher de voir dans ce livre l'œuvre d'un fou, très cultivé et intelligent, mais un fou lucide de sa propre folie, qui s'auto-ironise en permanence... En tout cas, c'est une œuvre qu'il est difficile de recommander mais qui ne peut pas laisser indifférent !