Ce qui écoute en nous / L'objet du poème
de Alain Suied

critiqué par Eric Eliès, le 3 mars 2019
( - 49 ans)


La note:  étoiles
En surplomb du gouffre
Ce petit recueil, décomposé en sept sections de chacune quelques poèmes écrits en courts vers libres, évoque le poids d’absence et de silence qui pèse sur le langage. Notre rapport au monde est tissé d’une souffrance ontologique qui s’insinue en nous au sortir de l’enfance (seule période heureuse), après que nous avons pris conscience que le néant est l’aboutissement inéluctable de nos vies et que rien ne sera sauvé de ceux que nous avons aimés et de ce en quoi nous avions cru.

L’archaïque

Alors, c’est ainsi ? / Et à la fin / je devrais t’abandonner / à la nuit unique ? / Lâcher ta main / au-dessus du vide / sans poussière ? / Renoncer au rêve / sans paroles / qui énonçait l’horizon / - le seul horizon ? / Couper le cordon / qui nous tenait / à la verticale / du gouffre ? / Alors, c’est ainsi ? / Et à la fin / les mots inutiles / se froisseront / dans nos mains / sans racines ?

Le lieu perdu dont nous rêvons, où pourrait s’exaucer le miracle de la Présence, est un royaume désert et inaccessible. Le ciel que nous convoitons est un espace vide où résonne vainement l’écho notre parole, à la fois cri désincarné (de galaxie en galaxie / voyage l’écho / de notre cri / sans gorge) et rumeurs bruissant des rêves d’enfance.

Le lieu sans limites

(…) Le lieu sans limites / où s’enracine le sens / brille dans l’Inconnu. / Le lieu sans limites / où se constitue l’énigme / veille dans l’Absence même (…)

Tout est vain face à la certitude du gouffre qui, masqué derrière l’apparence des choses, finira par nous engloutir. Il n’y a pas de seuil ou de frontière entre le néant et la terre que nous habitons : tout instant peut nous mettre face à face avec la mort errante et nous confronter à sa « secrète et arbitraire ordonnance ». Pourtant, dans notre solitude, l’Absence nous étreint comme un présage de la Présence, que nous sentons à portée de main. Chaque instant, en même temps qu’il porte le sceau de la mort et de la souffrance, pourrait être un commencement…

L’ange à ton épaule

L’ange à ton épaule / posait sa main / et tu le reconnus.
Tu te réveillais / sur la terre blanche / dans le matin sanglant / de la naissance.

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A chaque instant

Comme réveillés / au milieu d’un naufrage/
entourés de lambeaux / de l’énigme primordiale
dans le froid et le vent / d’une vague soudaine
nous naissons / à chaque instant.

Le texte conclusif est un abrégé d’art poétique, qui cherche à confronter la parole poétique à la totalité du Réel, en incluant ses dimensions inaccessibles et indicibles. L’objet du poème n’est pas enraciné dans le présent mais, moitié chair et moitié ange, dans la Mémoire et le Devenir. Avec un brin trop d’emphase et de grandiloquence, Alain Suied affirme que le poète est le héraut des voix éteintes et la vibration de la sensibilité future, débroussaillée des fausses perceptions du temps et des conventions du siècle.