Un hiver avec Schubert
de Olivier Bellamy

critiqué par Poet75, le 21 janvier 2019
(Paris - 67 ans)


La note:  étoiles
Schubert passionnément!
C’est un bonheur que de passer du temps en compagnie de Franz Schubert et de ses compositions quelle que soit la saison, mais s’il en est une qui lui convient davantage, c’est assurément l’hiver. Non pas uniquement parce qu’on lui doit « Le Voyage d’Hiver », l’un des plus beaux et des plus émouvants cycles de lieder qui soient, mais aussi parce que, comme l’écrit Olivier Bellamy au terme de son ouvrage, « l’hiver est le temps faible, donc le plus mystérieux, le plus fragile, celui qui renferme un secret qui, une fois déployé, va bouleverser le monde » (p. 190). Or tout cela, mystère, fragilité, émotion, convient parfaitement au compositeur de la « Symphonie Inachevée ».
Schubert est, de tous les grands compositeurs, celui qui s’accorde le mieux avec l’âme des gens simples. Il ne subjugue pas comme Beethoven, il n’ébranle pas comme Schumann, on peut facilement imaginer faire partie du cercle de ses amis et l’écouter dévoiler par sa musique quelque chose du secret de son intimité. Car si ses compositions sont, en quelque sorte, accessibles à tous, si elles parlent au cœur de tous, elles n’en sont pas moins profondes et énigmatiques comme l’âme humaine. Le bel ouvrage d’Olivier Bellamy, composé de courts chapitres explorant les multiples approches de l’homme et de ses œuvres, peut aider, sans nul doute, à entrevoir un peu plus le secret du cœur de Schubert et, du même coup, à écouter d’une oreille un peu plus éduquée son impressionnant catalogue.
Car il serait dommage, comme on le fait souvent quand il est question de ce compositeur, de ne citer que « La Truite », « L’Inachevée », « L’Ave Maria » et, peut-être, « Le Roi des Aulnes », alors que, quelque courte qu’ait été la vie de Schubert (il est mort en 1828 à l’âge de 31 ans), il n’en est pas moins l’auteur d’un millier d’œuvres. Un millier d’œuvres, je le répète, composée sur une durée de 19 ans à peine ! Il y a de quoi explorer et explorer encore, car beaucoup des compositions de Schubert sont de toute beauté.
Pour les écouter d’une oreille avisée, pour en saisir la délicatesse, pour en sonder les profondeurs, il faut s’arrêter, prendre le temps, y revenir et y revenir encore, car on ne se lasse pas de la compagnie de cet homme. Quand on le connaît mal ou superficiellement, on l’imagine tel un compositeur spécialiste en légèreté (à cause de « La Truite » peut-être !), alors que la musique de Schubert est tout imprégnée de douleur. La légèreté n’est précisément là, dans sa musique, que pour voiler d’un rideau de pudeur les marques de la souffrance. Car, comme l’écrit fort justement Olivier Bellamy, « aimer, c’est souffrir. Souffrir, c’est aimer. ».
La mort est omniprésente chez Schubert, mais chaque fois qu’elle apparaît, elle est intimement liée à l’amour, comme dans « La Jeune Fille et la Mort ». Eros et Thanatos, toujours indissociables. La conséquence, c’est que « la mort n’a rien d’effrayant, elle fait partie de la vie » (p. 51). Et les thèmes musicaux de Schubert « donnent l’impression de pleurer et de rire en même temps » (p. 44). En fait, comme l’explique fort bien Olivier Bellamy, il y a, chez Schubert, quelque chose d’un enfant. Une grâce de l’enfance qui l’a probablement sauvé du désespoir. « Même quand sa musique parle de la mort, il reste ingénu. Il pose à son sujet des questions d’enfant » (p. 63). Une grâce qu’il puise aussi dans sa foi simple mais intense, lui pour qui, très justement, « l’amour de Dieu et des hommes ne fait qu’un » (p. 80).
Tout cela n’empêche pas Schubert d’être un homme aux multiples facettes qu’il est difficile de faire connaître dans leur intégrité, la part de mystère restant, comme il se doit, non négligeable. Ce qui est sûr, c’est que, tout grand compositeur qu’il est, il n’est pas imbu de sa personne, pas même conscient, probablement, de son propre génie (sauf, peut-être, quand il a trop bu, ce qui est, faut-il l’avouer, assez fréquent). Car Schubert, tout en étant réservé, voire timide, n’aime rien tant que la compagnie de ses amis. C’est pour eux qu’il compose et joue ses œuvres (lors des fameuses « schubertiades »), c’est avec eux aussi qu’il passe nombre de ses soirées à boire et à discuter, sa langue se déliant sous l’effet de l’alcool.
Schubert est de bonne compagnie, il peut compter sur la fidélité de ses amis. Fort heureusement d’ailleurs car, de notoriété ou de reconnaissance, il n’en connaît qu’à l’extrême fin de sa vie. Sa ville de Vienne « ne voulait pas de lui, comme si elle l’ignorait » (p. 109), « Vienne où la musique est reine et où les musiciens vivent en martyrs » (p. 112) ! Une ville qu’il ne quitte cependant que rarement, tout en y vivant, par la force des choses (du fait, entre autres, de sa pauvreté), comme un vagabond obligé d’aller de lieu en lieu, sans rien posséder, sans jamais avoir de maison à lui. « Je coule… Je ne coule pas, je m’élève », dit Schubert à la fin du film d’Ingmar Bergman, « En présence d’un clown » (1997), rappelle Olivier Bellamy (p. 101). D’un point de vue matériel, tout va mal dans la vie du compositeur, mais, du point de vue de l’esprit, il « ne cesse de monter vers le Ciel ».
Dans son ouvrage, Olivier Bellamy ne craint pas de faire des rapprochements qui paraîtront peut-être déplacés aux puristes. Ne faisant pas partie de ceux-ci, j’ai, au contraire, apprécié cette liberté qui permet à l’écrivain non seulement d’évoquer la figure de Proust, mais aussi celles de quelques-uns de meilleurs artistes de la chanson. Ainsi Olivier Bellamy associe-t-il Charles Trenet à Mozart, Léo Ferré à Beethoven, Jacques Brel à Robert Schumann et, enfin, Brassens et Barbara à Schubert (pp. 174-175). Mais il est une alliance qu’il n’a pas entrevue et qui m’est fortement apparue pendant ma lecture : c’est celle qui unit, nonobstant les barrières de temps et d’espace, Charlot à Schubert ! Mais oui, Charlot, l’éternel vagabond sans feu ni lieu qui ne supporte pas le malheur d’autrui au point de retourner ciel et terre pour mettre de la lumière dans les coeurs qui en sont privés. Charlot, vêtu de haillons, qui recueille le Kid ou qui se démène pour secourir la jeune fleuriste aveugle des « Lumières de la Ville » (1931), chef d’œuvre des chefs d’œuvre ! Oui, sans nul doute, Charlot et Schubert vont bien ensemble !