Ce livre très bien écrit, avec humour et légèreté malgré la profondeur et la gravité du thème que Vercors parvient à traiter dans sa globalité, s'apparente, malgré une volonté de ne pas trancher par une réponse abrupte (même s'il est finalement conclu que les tropis sont des hommes), à un roman du XVIIIème siècle, où l'aventure est un prétexte à mettre en scène des interrogations philosophiques. C'est un roman ambitieux, qui pose la question : Qu'est-ce que l'homme ? Pour moi, Vercors est clairement existentialiste puisqu'il considère que, l'homme étant un animal qui a rompu le lien avec la nature, c'est dans cette prise de conscience et l'inquiétude métaphysique qui en résulte que naît l'humanité. L'humanité n'est pas un état donné mais une dignité à conquérir : l'existence précède donc l'essence. L'homme dénaturé s'est ensuite ouvert à tous les possibles, d'où la multiplicité et l'historicité des cultures et des civilisations.
Le roman de Vercors est intelligemment didactique, et alterne judicieusement les procédés romanesques (le livre commence comme un roman policier avec l'assassinat d'un étrange enfant aux traits simiesques, se poursuit comme une histoire d'amour et s'achève en pièce de théâtre judiciaire), les dialogues entre les différents personnages experts (qui sont un peu des archétypes) et les interrogations de Doug (héros néophyte, qui est comme un double du lecteur). Néanmoins, je trouve qu'il aborde insuffisamment la problématique de l'individu, sauf lorsque Vercors distingue fugacement les tropis des falaises, soucieux de leur liberté et individualisés, et les tropis domestiqués, qui se comportent comme des animaux en enclos... Dans le roman, l'humanité est toujours évoquée dans sa globalité or, si l'humanité est une qualité à conquérir, il se peut que des êtres humains (par lâcheté ou paresse intellectuelle) échouent à devenir pleinement des individus...
Eric Eliès - - 51 ans - 13 juin 2012 |