L'obscure clarté de l'air de David Vann

L'obscure clarté de l'air de David Vann

Catégorie(s) : Littérature => Anglophone

Critiqué par Gregory mion, le 10 septembre 2018 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Médée : femme forte des années antiques.

Par sa tranchante relecture du mythe de Médée, risquant parfois de choquer le lecteur non averti au détour d’une soudaine effusion de sang ou d’un acte de nécrophilie, David Vann renoue avec l’univers tragique dont il avait merveilleusement exploré les ressources dans son premier cycle romanesque afin d’exorciser certains de ses démons de famille. Ceci étant, l’union tracassée de Jason et de Médée fait office de caisse de résonance originelle pour tous les drames familiaux de la réalité, y compris, donc, pour ceux de l’auteur, à cette nuance près que les femmes déçues par l’inconstance et la fausse virilité des hommes ne sont pas toutes prêtes à s’engager dans une série d’expéditions punitives pour rééquilibrer la balance des forces humaines. En d’autres termes, et tenant compte du visage déplorable de la gent masculine dans ce roman, les femmes ne sont pas toutes des Médée, tandis que les hommes, eux, sont peut-être tous des Jason en acte ou en puissance. Aussi, en prenant nettement parti pour Médée, l’écriture de David Vann propage ici et là quelques rafales de féminisme musclé, chaque homme de cette histoire, qu’il soit galérien ou roi, larbin ou guerrier, mari ou veuf, se voit sévèrement jugé par le tribunal intérieur de la magicienne de Colchide. Pour Médée, l’homme est tributaire d’un appétit démesuré pour le pouvoir, la forfanterie et le besoin de vérifier sa verdeur dans le sexe et la ripaille. Il n’y a pas un homme à sauver dans cette vaste accusation féminine, sauf éventuellement Égée, le roi d’Athènes, gouvernant vers lequel Médée se dirige une fois qu’elle a parachevé l’ensemble de ses projets de vengeance.

Mais avant de faire escale sur les terres de vengeance et dans les cités mal administrées, le livre de David Vann nous fait tanguer sur des mers tantôt agitées, tantôt apaisées, et pendant ces traversées dont le muscle maritime nous évoque les plus belles pages d’un Conrad ou d’un Melville, toujours il nous soumet au rythme des esprits inassouvis de Médée, la mer des paysages étant substituée par la mer déchaînée d’un psychisme voué aux pires fulminations. Tant et si bien que nous avons l’impression d’être sur cette « mer variable […] où toute crainte abonde » chantée par Clément Marot, la variation, ici, concernant moins le couple agitation/calme du liquide que le binôme eau/esprit qui nous fait constamment osciller de la mer à Médée. Quelques psychanalystes lacaniens, d’ailleurs, ne rechigneraient pas à supposer une oscillation de la mer à la mère, voire de Médée à « Mayday ».

En outre, et le fait est rare, tout est restitué au présent, comme si le choix de cette temporalité constituait l’effacement de chaque action dès qu’une autre surgit (c’est-à-dire pas de prétérit surchargé d’alibis), façon de dire encore que les actions se concrétisent avec tant de fulgurance qu’elles paraissent délivrées de toute conséquence dans le futur. En somme, ce qui compte, c’est le flux invincible de la tragédie, le tambour battant d’une coulée d’événements non successifs, la ligne de crête qui s’affirme à tel instant et qui fait place nette pour un autre torse qui se bombe. Le caractère imprévisible des faits et leur apparition éclatante nous fait songer en quelque sorte à un monde aux propriétés quantiques, où des sauts d’une position à une autre peuvent avoir lieu sans prévenir et sans être détectables par l’entremise de la perception ordinaire. Ainsi ce n’est pas parce que Médée feint un moment l’accablement qu’elle renonce à ses ripostes, tout au contraire elle peut subitement se soulever de ses abattements et faire jaillir le sang d’un homme indigne qui zonait par là. Elle est littéralement l’électron libre de cette aventure, les autres incarnant des poids morts, victimes de la gravité, des entités déclinantes qui doivent périr de la magie, de la roublardise ou de leur propre nature ingrate et catacombesque. À un degré supérieur à celui d’Ulysse, Médée joint à la ruse répétitive la fureur entretenue d’écraser l’homme, d’autant qu’elle n’a pas un amour qui l’attend dans la mesure où son Jason ne cesse de personnifier la médiocrité du mâle. Comme elle a tué son frère, Médée tuera des rois et même ses enfants, femme inéligible aux petites traditions et aux descendances souillées. Sa liberté n’est probablement pas démontrée ou démontrable, mais, à tout le moins, elle fait de ses meurtres quelque chose de plus assumé que ce qu’a pu faire le pusillanime Lafcadio ! Médée n’a du reste pas agi dans la gratuité – elle a médité ses crimes par-delà les puissances du devenir tragique, légitimant sa légende parmi les vapeurs du temps qui ne se saisit pas.

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