Amitié des choses
de Ilarie Voronca

critiqué par Eric Eliès, le 12 mai 2018
( - 49 ans)


La note:  étoiles
A la fois serein et douloureusement poignant
« Amitié des choses » est, jusque dans son titre, emblématique de l’écriture poétique d’Ilarie Voronca, poète roumain qui s’exila en France en 1925 pour, comme nombre de ses compatriotes (Tristan Tzara, Benjamin Fondane, etc.) qui enrichirent très considérablement la poésie francophone, fuir les « ténèbres balkaniques ».

Publiée en 1937, cette plaquette d’une vingtaine de poèmes distille un parfum de mélancolie sereine portée par un sentiment d’amour envers le monde et les êtres mais impose aussi un lancinant sentiment de solitude, comme si l’amour du poète était trop grand et trop vaste et restait inassouvi... Ce rapport au monde avoue la présence de fêlures devenant fissures et fossés impossibles à combler par les mots. Toutes les choses familières, qui cristallisent la vie paisible et aimante à laquelle le poète aspire, sont là, autour de lui, dans sa maison ou dans la rue, comme des présences muettes attendant qu’on leur donne voix mais le poète ne peut aller au-delà de ce que peut le langage. Le mot n’est jamais qu’une image.

Métamorphoses

J’aime ces choses autour, passagères, fragiles,
On veut les approcher : déjà elles sont loin
Tout est une écriture illisible. Jamais
On n’arrive à déchiffrer les mêmes paroles.

J’ai hâte de vous dire mon amitié. Mais c’est
Toujours trop tard : le bois où j’appelle et je cherche
Est nuage à présent. Et cet essaim de mouches
Ce furent les enfants qui jouaient sous la lune.

Si j’essaie de nommer l’objet qui m’a charmé
Le nom en désigne un autre, qui prend forme réelle,
Et si j’appelle encore celui-là, d’autres formes
Nouvelles, apparaissent dans le filet de mes sens.

La tête pavoisée d’images comme une vitre
J’avance vers ce monde qui fuit et se dissout
Et je traîne derrière moi comme une chevelure
Ces noms qui sont les feux d’où naissent toutes choses

Néanmoins, dans le même temps, les mots confèrent au poète le pouvoir de nommer, par lequel le poète se projette en dehors de lui-même et se découvre au sein du monde, en harmonie avec les choses qui l’environnent jusqu’à une identification totale. L’amitié des choses décrit ainsi une sorte de dialectique entre le poète et le monde muet des choses, qui s’aident mutuellement à accéder à l’existence par le biais du langage.

Je redeviens visible
(…)
Le monde
Qui se donne soudain à mes yeux étonnés
A mes sens dont il trace et atteste la vie,
Se tient autour de moi attentif.
Il suffit
De l’ignorer pour qu’avec lui je disparaisse

O ! La calme clarté qui le rendant visible
M’enveloppe moi-même et me dessine ici,
Je suis l’écriture secrète qui réapparaît
Dans la chaleur des bruits affables qui m’entourent
(…)

La lecture du recueil éveille également un sentiment douloureux car l’amitié des choses semble parfois un pis-aller à l’indifférence des hommes. Voronca est une sorte de témoin magnifique de la vie des hommes et des femmes qu’il croise, parfois rencontre, mais sans jamais se défaire de la poussière de l’exil. Pour paraphraser Supervielle, Voronca se sent entouré d’amis inconnus, qui gravitent autour de lui en restant à une distance à jamais infranchissable… Les figures de l’errant, du malade et de l’infirme sont récurrentes dans ce recueil, comme dans toute son œuvre. Et ce recueil est soudain comme déchiré, en son milieu, par l’aveu de la nostalgie de son pays natal dans le poème « Constantza » (qui est le principal port de Roumanie sur la mer Noire, connu notamment pour avoir accueilli Ovide lorsque celui-ci fut condamné à l’exil).

L’errant
(…)
Si j’entr’ouvre la porte je vois la table mise
Je me sens accueilli dans cette beauté simple
Chacun met son visage comme une lampe en veilleuse
Et feint de ne pas voir que je ne suis pas d’ici.