Le désir : Ou l'enfer de l'identique
de Byung-Chul Han

critiqué par Gregory mion, le 29 mars 2018
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Éros à la rescousse.
Le travail de Byung-Chul Han reste à découvrir. Il n’est pas encore arrivé à se faire une place parmi les têtes d’affiche de la philosophie contemporaine, et sans doute est-ce bon signe tant la pensée qui « marche », par les temps qui courent, titube entre deux bouffonneries de Comte-Sponville et trois rots étouffés d’argumentation du troufion éternel Bernard-Henri Lévy, jamais avare d’une guerre picrocholine. À rebours de ces caniches usuriers qui « pensent » avec des turbulences obscènes de la queue, Byung-Chul Han, natif de Séoul et auto-transplanté en Allemagne où il a fait ses armes en philosophie après avoir tâté de la métallurgie en Corée, Han, donc, par ailleurs pleinement émigré en Allemagne et désormais professeur d’université, s’obstine à décortiquer les pathologies du présent occidental avec une originalité rafraîchissante (quoiqu’elle n’est pas sans nous évoquer des saillies fondamentales de Peter Sloterdijk et d’Axel Honneth). Ce parcours commodément soluble dans les catégories de « l’atypique » éveille tout de suite l’intérêt – on sent l’homme qui a vécu derrière l’homme qui pense. En individu constitué, Han a vaincu la logique des multitudes populaires et des multitudes savantes ; il ne s’en est pas laissé compter par le tout-rectiligne de la métallurgie, sorte de génie civil de la séquestration du réel par voie de ferrement, ni par les divans trop rembourrés de l’institution universitaire, agile à fomenter des troupeaux qui s’épuisent en cérémonies et oublient de travailler – si toutefois ils ont connu le travail un jour.

On a lu avec une délectation particulière cet essai aussi bref que fulgurant sur le désir. Le diagnostic est clair : l’homme contemporain a tué le désir et il a chuté pour ainsi dire à l’état de machine méprisante autocentrée (pour faire un écho péjoratif au concept deleuzien de « machine désirante »). Par une succession d’évènements désastreux, le néo-libéralisme a propulsé le sujet humain dans les rangs trop prévisibles de l’objet, voire de l’objet post-taylorisme, l’objet peut-être annexé à la « siliconisation du monde » (cf. Éric Sadin), tout un chacun devenant interchangeable, consommable d’emblée et déclassé dans « l’enfer de l’identique », entre deux algorithmes et trois éléments de langage. Par conséquent, la subjectivité ayant perdu l’élan qui fait les individualités, elle n’est plus qu’un noyau affaibli d’énergie, un soleil exténué à peine capable d’entretenir l’illusion d’être libre, forcé de choisir parmi l’indéfiniment semblable. Choisir quoi, au juste ? Un objet indifféremment sélectionné qui pourra remplir autant que possible le cahier des charges d’un désir amenuisé, lassé de lui-même, repu de la cavalcade des êtres communs, homogénéisés, dépourvus du moindre relief. C’est le libre arbitre bafoué, la volonté contrainte par la fatigue d’exister, la volonté qui veut encore choisir pour feindre une excitation alors qu’elle ne fait que prélever un amuse-gueule dans les flots d’un plaisir monocorde. Byung-Chul Han donne ici à voir l’une des formes de la « société de la fatigue », expression heureuse, s’il en est, pour caractériser le vaste assoupissement de l’homme actuel, les épaules voûtées par des projets de vie absurdes, usants, l’âme en débandade à force de vouloir exhiber les muscles de la capitalisation à outrance. Le consentement massif devant le système du néo-libéralisme fait froid dans le dos et l’on peine sincèrement à repérer, dans cette porcherie spirituelle et dans cette maison de tolérance des clones, les présages d’un retournement de situation.

En outre, comment désirer dans cette société où même l’amour s’informatise ? Comment passer entre les gouttes du calcul permanent et numériquement optimisé de l’intérêt ? Il semble que seule une catastrophe d’envergure planétaire puisse modifier les mentalités du XXIe siècle (ce que suggère Han en effectuant un commentaire brillant du film Melancholia, réalisé par le non moins brillant Lars von Trier). En effet, si un astre errant menaçait de semer la mort certaine de la Terre, nous serions guéris de la dépression de vivre au milieu de l’homogène, saisis par la surprise qui empêche de ronronner nos vaines contrariétés. Cette « Mélancolie » sidérale, paradoxalement, purgerait nos consciences de ce qui les assombrit. Nous nous soulèverions une fois pour toutes avant de disparaître, et l’Éros, motivé dans le Thanatos, accomplirait des prouesses insoupçonnées. Le désir renaîtrait tout à fait autre depuis les cendres du dédain et de l’indifférence ; les condamnés à mort feraient l’amour avec l’engagement de ceux qui ont la finitude en ligne de mire, contrairement aux petites bluettes passagères de l’homme trivial, liquidées comme une branlée, symptomatiques selon Han d’une conjoncture dépressive.

À la positivité du désir qui suppose chaque fois la possession et le renouvellement le plus frénétique de son objet (pour finir par ne plus savoir ce qui est désiré à cause de la profusion des objets similaires), Han oppose le désir dans la splendeur de sa négativité : par joie de se reconnaître impuissant dans le rythme apocryphe de la performance obligatoire, par goût de la distance et de l’érotisme où l’autre peut déplier sa subjectivité, par refus de se rendre complice d’une économie de soi vécue dans le registre du crédit perpétuel, ne serait-ce déjà que parce que le capitalisme ne produit que des dettes, toute croyance de conquête, dans ce contexte, n’étant rien d’autre qu’une fantasmagorie maladive. Dans cette perspective, Han nous montre avec netteté que le sujet du capitalisme se croit libre, cristallisé en autonomie dans le néo-libéralisme, alors même qu’il n’est qu’un entrepreneur malade de lui-même, plus exploité encore que s’il était sous la férule d’un bourgeois vilipendé par Karl Marx. Tant et si bien qu’il y a une espèce de lumpenprolétariat inconscient du désir contemporain : le désir s’imagine enrichi par une montagne de possibilités, mais, en réalité, comme ces possibilités ne se détachent pas d’un horizon de platitude, il n’est que l’esclave de son vide inassouvissable et de la banalité générale, pseudo-dynamisme qui s’achève dans la léthargie des misérables. L’amour comme « scène du Deux » proposé par Alain Badiou se détériore en « scène des Agglutinés », et si tout binôme porte en lui les conditions de possibilité de l’attraction qui transcende et de la répulsion qui questionne (configuration potentielle d’une « matrice politique minimale »), l’agglutination, en revanche, ne fait que se déporter dans toujours plus d’imbrication insignifiante, impropre à toute secousse, à toute révolte et à toute érotique digne de ce nom. Cet amour-là, éreinté, torpide, atrophié en masses informes, n’est que de la chair à canon pour l’artillerie de la Finance mondialisée.

En de pareilles circonstances, il est urgent de procéder à un sauvetage du désir, à une résurrection de l’Éros dévoyé en désaffection : il faut éventuellement tenter de désirer ce qui se dérobe plutôt que ce qui se donne presque gratuitement, surtout dans une société où la valeur de l’identique a pris le dessus. Certes il existe des coups de foudre ravageurs, des pulsions qui fomentent d’insurmontables montées de sève, des regards subtilisés qui en disent déjà long, mais toutes ces envolées, si elles ne s’accompagnent pas d’un Éros qui bâtit instantanément la cathédrale du divin, ne sont à tout prendre que des formules aisément répétables, des singularités qui se ternissent en lapalissades affectives.